Installée dans un petit café, place de la Nation, à Paris, Samira porte fièrement son keffieh sur les épaules. La manifestation pro-palestinienne, qui a rassemblé plus de 20 000 manifestants, vient de s’achever. « C’est ma première manifestation depuis le début des bombardements à Gaza, j’ai l’impression de revivre », affirme la jeune femme, pleine de ferveur. Scotchée à son téléphone, elle envoie des dizaines de photos de la manifestation à la famille et aux amis en Tunisie. Arrivée en France en 2006 pour poursuivre ses études, Samira coche toutes les cases : grande école, poste d’ingénieur dans une banque puis un cabinet de conseil, enfants dont les prénoms ont été choisis avec précaution – Hanna et Sofia, le verre de vin à certaines occasions, l’achat d’un appartement dans une banlieue cossue de la région parisienne. Bref, tout comme il faut. Il aura fallu attendre octobre 2023 pour qu’elle découvre le pot aux roses. « J’ai appris les attaques du Hamas en parlant avec ma mère au téléphone qui semblait être davantage concentrée sur Al-Jazeera que sur notre conversation », se souvient-elle. Elle n’y prête pas attention. Et il faut l’avouer, la question palestinienne n’était qu’un vieux souvenir. « Ça remonte à mes années de lycée ». Lundi, direction le cabinet de conseil où elle travaille. Un jour normal, pour elle. Mais pour certains de ses collègues, qui ont passé le week-end à regarder les chaînes d’informations en continu, c’est enfin l’occasion d’échanger sur l’actualité. « Je ne m’y attendais pas du tout, ce n’est pas trop dans nos habitudes de parler de ces sujets-là », explique-t-elle. Elle entend : « les terroristes du Hamas », « Israël a le droit de se défendre » ou encore « c’est clair que le Hamas ne veut pas la paix ». Elle est mal à l’aise mais préfère garder le silence et prie pour que personne ne lui demande son avis.
Sur le chemin du retour, elle a un cas de conscience. Elle se met alors à éplucher toutes les informations sur la situation à Gaza. Ce jour-là, Samira bascule dans une autre dimension. Nuit blanche. Elle se rattrape en zappant d’une chaîne à une autre, les yeux passant de l’écran de la télévision à l’écran de son téléphone portable. Ne reste jamais trop longtemps sur les médias français. « J’en en avais la nausée ». Propagande israélienne reprise en boucle, répression de toute expression de soutien aux Palestiniens, interdiction de manifester, accusation d’apologie du terrorisme pour des tweets ou publications qui soutiennent le Hamas. « Je ne reconnais plus le pays dans lequel je vis depuis 17 ans ! », s’indigne-t-elle. S’ensuivent de longues journées de solitude, où elle a le sentiment d’avoir des vies parallèles. Puis, il y a eu l’attaque au couteau d’un professeur de français le 13 octobre et l’attentat de Bruxelles le 19 octobre. « Je n’ai jamais ressenti une atmosphère aussi lourde ». Au bureau, elle n’arrive pas à sortir de son mutisme : « j’ai manqué de courage, mais qu’aurai-je pu faire ? Soutenir la Palestine c’est être complice de la barbarie ». A la maison, elle attend que ses filles dorment pour allumer la télévision ou discuter avec son mari des massacres commis par Israël. « Elles sont encore jeunes, je ne sais pas ce qu’elles iront répéter à l’école ».
« Comment faire grandir nos enfants ici ? »
Mêmes inquiétudes chez Ahmed, informaticien, arrivé à Paris en 2016. « Au début, j’ai naïvement expliqué à mon fils ce qu’il se passait à Gaza. Mais il était tellement en colère que j’ai rétropédalé. Je n’avais pas envie d’être convoqué par l’établissement !». Désormais, il fait très attention aux vidéos qu’il regarde quand ils sont ensemble, et se montre particulièrement prudent dans les mots qu’il utilise. « S’auto-censurer, chez soi, avec ses propres enfants, c’est dingue, non ? ».
Le soir du bombardement de l’hôpital Al-Ahli, un ami d’enfance l’appelle de Tunis. Comme des milliers de Tunisiens, il a spontanément rejoint la foule sur l’avenue Habib Bourguiba. « Et moi, où aurais-je pu aller, où pouvais-je crier ma rage ? ». Ce soir-là, Ahmed pleure beaucoup. Sans réfléchir, il réserve pour lui et sa famille des billets d’avion, direction Sfax, sa ville natale. « J’ai pris un aller-retour, il fallait bien revenir, le travail, l’école des enfants… mais bientôt je ne prendrais qu’un aller ! ». Depuis plusieurs mois déjà, il sent le vent tourner et envisage un retour définitif en Tunisie. « Comment peut-on faire grandir ses enfants dans un pays où nous sommes des citoyens de seconde zone et des terroristes en puissance ? ». Selon lui, la France a montré son vrai visage. « Les masques sont tombés », répète-t-il. Le deux poids deux mesures et la compassion asymétrique l’a littéralement abattu. « En niant l’humanité des Palestiniens, ils nient notre humanité ». Pour le politologue Salam Kawakibi, il y a eu un tournant le 7 octobre : « la position officielle de la France a été d’une violence inouïe en soutenant de façon inconditionnelle la politique israélienne ». Et de poursuivre : « une campagne d’incrimination a visé tous ceux qui ont osé condamner la réaction brutale d’Israël et le bombardement aveugle des villes et des camps palestiniens ». Pour Samira, la déception est d’autant plus grande, qu’elle y a cru au modèle français. Pendant ses insomnies, elle rêve d’une vie loin du pays des Lumières et de la Déclaration des droits de l’Homme. « Je réalise aujourd’hui que tous ces grands principes sont pour eux, pas pour nous ! ». Alors, elle s’est faite une petite liste de pays où elle pourrait poser ses valises. Pas forcément la Tunisie, d’ailleurs. « Le monde est vaste ». A Dijon, Inès enrage. Elle pense avoir touché le fond ces dernières semaines. Les images des bombardements à Gaza la hantent. Mais ce qui la hante plus encore, c’est le silence qui règne autour d’elle. Ce silence, elle le maudit. Alors, elle fait le plus de bruit possible : sur les réseaux sociaux, lors des manifestations, à la maison en sensibilisant ses enfants. « Je ne peux plus me retenir ». En arrivant en France, il y a quatre ans, Inès retire son voile, cherche à tout prix à se socialiser, intègre des associations locales. Mais très vite, elle comprend que ça n’ira pas plus loin. « On ne m’a pas demandé de m’intégrer mais de m’assimiler ». Nuance. Autour d’elle, la communauté arabo-musulmane est bien discrète. Elle a eu un mal fou à les mobiliser lors des premières manifestations. « Plusieurs personnes m’ont affirmé qu’ils avaient peur qu’on leur retire leurs cartes de séjour », explique Inès. Selon elle, le conflit au Proche-Orient est venu exacerber une réalité déjà bien ancrée : une islamophobie de plus en plus décomplexée qui se manifeste à travers des offensives médiatique et politique, et l’élaboration d’un arsenal législatif qui vise directement la communauté musulmane. Elle se souvient de ce mois de Ramadan où elle avait amené dans la classe de sa fille des bonbons écrit dessus « Ramadan Karim ». On lui a demandé de les ranger. Elle aurait voulu, ce jour-là, tout ranger, les bonbons, les enfants, les affaires, et partir, loin. Si dans l’immédiat sa situation familiale ne lui permet pas de quitter la France, elle affirme s’y préparer. « Je refuse que mes enfants vivent dans un pays où une partie de leur identité est reniée ».
Rester malgré tout
Dans le Sud de la France, à Marseille, Syrine, la quarantaine, n’a pas l’intention de partir. Elle est née en banlieue parisienne, de parents tunisiens. Et c’est peut-être ce qui fait la différence. Syrine a la Palestine dans le sang. Elle y a été trois fois et s’est engagée de longues années au sein du collectif Génération Palestine. Mais depuis une petite dizaine d’années, elle a un peu lâché. Le travail, la famille. Aujourd’hui, elle retrouve le terrain, accompagnée de ses deux filles. « On a participé à la création de collectifs, organisé des manifestations, j’ai même été ambianceuse lors des rassemblements ». Rire. « A mon âge, vous imaginez ? ». Il a fallu revoir les slogans. « Rien à voir avec ceux qu’on scandait il y a 10 ans. Aujourd’hui il faut faire attention ». Remplacer « Tahiya Falestine » par « Free Palestine ». Plus le droit à la langue arabe. Dans les mosquées, les imams sont prudents. Pas d’évocation de ce qui se passe à Gaza lors des prêches du vendredi. « Un imam a dit à mes neveux que c’est haram de manifester et que la seule chose qu’on peut faire, c’est prier ».
Plusieurs témoignages confirment que les responsables des lieux de culte musulmans ont été rappelés à l’ordre. Et un imam particulièrement apprécié par les médias français, fait le tour des plateaux télévisés pour dénoncer « le silence douteux » de la communauté musulmane en France et affirmer son soutien à Israël. « Hassen Chalghoumi, l’imam des lumières », titrait déjà Libération en 2012. Selon Salam Kawakibi, la surexposition d’un imam aussi illégitime qu’ignorant témoigne d’un grand mépris à l’égard de la communauté musulmane. C’est une des raisons pour lesquelles Syrine s’est rapidement déconnectée des médias français. Une façon de se protéger. Un matin, devant l’école de ses enfants, elle croise des parents d’élèves avec le keffieh. Ils se sourient. Elle s’accroche à ces signes. « Il y a les médias et les milieux politiques dominants, et il y a la société. Il ne faut pas tout confondre ». Salam Kawakibi plaide pour une implication de la communauté arabe dans la vie publique : « participer aux élections, s’engager dans des mouvements nationaux pour peser à l’échelle du territoire mais aussi pour exercer une pression sur les politiques étrangères ». Et cet appel du large ? Il n’y croit pas. « Ce sont des réactions à chaud, mais pensez-vous qu’il y ait plus de libertés dans leurs pays d’origine ? ». Retour place de la Nation. Le café se vide. Les manifestants venus boire un coup commencent à quitter les lieux. « Je crois que ça fait du bien à beaucoup de monde ces rassemblements. On se sent moins seul ». En se levant, Samira range son keffieh dans un sac tout en se justifiant : « j’’ai deux enfants qui m’attendent à la maison ».
Salam Kawakibi se trompe de sujet, ce n’est pas de liberté qu’il s’agit, sachant au demeurant que les libertés individuelles et collectives rétrécissent à vue d’œil en France mais de racisme.
Les lois contre les musulmans et le chiffon rouge d’apologie du terrorisme brandi contre les soutiens des Palestiniens et les critiques d’Israël.