Inscrite le 18 septembre 2023 sur la Liste du Patrimoine Mondial de l’Humanité, lors de la 45e session élargie du Comité du patrimoine mondial de l’UNESCO, en Arabie Saoudite, après une attente de près de quatre ans, Djerba poursuit un autre rêve, depuis beaucoup plus longtemps : devenir le vingt-cinquième gouvernorat de Tunisie. En vain, jusqu’ici.

Les Djerbiens ont formulé cette demande pour la première fois sous Habib Bourguiba et l’ont réitéré du temps de Ben Ali. Mais ni le premier président de la république de la Tunisie ni son successeur n’y ont répondu, se souvient un ancien ministre.

Les habitants de la plus grande île d’Afrique du Nord avancent plus d’un argument à l’appui de leur demande. D’abord, rappellent-ils, avec 514 km2, Djerba est plus étendue que certains gouvernorats (288 km2 pour Tunis et 482 km 2 pour l’Ariana). Ensuite, avec 170 000 habitants, elle est aussi plus peuplée que Tozeur et Tataouine (respectivement moins de 110 mille et moins de 150 mille habitants.

6 octobre 2023 Le ministère de la Culture célèbre l’inscription de l’île de Djerba sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO- ministère de la culture

Mohamed Nabil Jemail puise, lui, dans le vécu de l’avocat qu’il est et des justiciables djerbiens, une raison supplémentaire de faire de Djerba un gouvernorat. Les Djerbiens sont, d’après lui, pénalisés par l’absence d’un tribunal de première instance, dont la création a pourtant été décidée par décret depuis le 17 avril 2019.

Pour porter plainte ou effectuer une formalité, ils sont obligés de se rendre à Médenine, distante de 90 kms. D’ailleurs, le tribunal de première instance de ce gouvernorat en pâtit, puisque plus de la moitié des dossiers qu’il traite viennent de Djerba.

Question de budget

Last but not least, il y a une raison sonnante et trébuchante à la demande djerbienne : en devenant un gouvernorat, un territoire obtient un budget propre à lui et non pas seulement une portion congrue de celui d’un autre.

Officieux et très prudent jusqu’au 14 janvier 2011, le combat des Djerbiens pour le surclassement administratif de leur belle île de simple délégation (faisant partie du gouvernorat de Médenine) à gouvernorat est devenu public et plus déterminé après la chute du régime de Ben Ali.

Car à l’instar de tous les Tunisiens, les habitants de l’île ont profité du vent de liberté qui a soufflé sur le pays après le 14 janvier 2011 pour revenir à la charge avec plus d’acharnement et une meilleure organisation en vue de faire avancer leur cause.

Jusqu’alors engagés dans ce combat en ordre dispersé, les organisations (les trois municipalités de Djerba, les représentants locaux d’organisations nationales (UTICA, UGTT, Ordre des Avocats, etc.) et des personnalités de la société civile se regroupent en juillet 2020 au sein d’une Coordination de défense de la demande de « Djerba 25ème gouvernorat de Tunisie ». Quatre mois plus tard, le 23 novembre 2020, celle-ci présente officiellement sa demande au gouvernement.

Depuis, cette task force, présidée par l’avocat Mohamed Nabil Jemail, n’a pas baissé les bras. Toutes les occasions, tant en Tunisie qu’à l’étranger, lui sont bonnes pour poursuivre son lobbying. 

La plus importante a été le sommet de la francophonie, accueilli par l’île (19 et 20 novembre 2022). Tout en se mettant en quatre pour contribuer à la réussite de cet événement, les Djerbiens en ont profité pour plaider leur dossier auprès des autorités –président de la république et chef du gouvernement- qui y ont assisté.

La Coordination a demandé à rencontrer le président Kais Saied, toutefois c’est Najla Bouden, alors cheffe du gouvernement, qui a reçu son président, l’avocat Mohamed Nabil Jemail. Mais cela a été un coup d’épée dans l’eau. « Ce n’était pas une rencontre officielle, et la cheffe du gouvernement ne connaissait rien du dossier », regrette l’avocat.

Mars 2022 manifestation citoyenne pour rendre l’ile de Djerba le 25e gouvernorat de la Tunisie – Coordination Djerba 25e gouvernorat

Le lobbying djerbien a repris de plus belle après le sommet de la francophonie. Toutes les personnalités –notamment des responsables politiques- qui se sont trouvées à Djerba, pour une raison ou pour une autre, ont eu droit à un exposé de sensibilisation à la cause de l’Ile. Ce fût le cas par exemple avec la ministre de l’Equipement et de l’Habitat, Sarra Zaafrani Zenzri, en octobre 2021, et de Radhia Jerbi, présidente de l’Union Nationale de la Femme Tunisienne (UNFT), en mars 2023.

Les députés de l’île à la nouvelle Assemblée des Représentants du Peuple (ARP), ont également été mis à contribution. Le 25 avril 2023, la Coordination leur a demandé d’appuyer ses efforts, notamment en essayant d’organiser une réunion avec le président de l’ARP, Brahim Bouderbala.

L’activisme djerbien se déploie aussi à l’étranger. Des membres de la Coordination ont ainsi fait campagne pour Djerba sur les réseaux sociaux pendant la dernière coupe du monde de football au Qatar et lors du dernier pèlerinage de la Mecque.

Mais pour l’instant, tous ces efforts n’ont pas permis aux Djerbiens de voir leur rêve se réaliser. Pourquoi l’Etat hésite-t-il tant à donner suite à leur demande ? Une des explications possibles saute aux yeux quand on passe en revue l’histoire de la création des gouvernorats en Tunisie : l’Etat est très conservateur dans ce domaine. Ce n’est pas tous les ans qu’il modifie l’organisation administrative du pays pour créer de nouveaux gouvernorats. Flash-back.

Octobre 2022 réunion de la coordination Djerba 25e gouvernorat – page de la coordination

La naissance des gouvernorats

Lorsqu’elle accède à l’indépendance le 20 mars 1956, la Tunisie est administrée par des caïds, des kahias et des khalifas –respectivement au nombre de 38, 49 et 77. Ce système est démantelé le 21 juin 1956 et remplacé par une administration régionale composée de gouvernorats. Quatorze sont créés ce jour-là (Béjà, Bizerte, Gabes, Jendouba, Gafsa, Jendouba, Kairouan, Kasserine, Le Kef, Medenine, Nabeul, Sfax, Tozeur et Tunis).

Dix-sept ans après, une deuxième vague se déclenche, et donne en cinq ans naissance à cinq gouvernorats : un quinzième –Sidi Bouzid- en 1973, puis deux autres (Monastir et Siliana) l’année d’après, le dix-huitième (Zaghouan) en 1976, et le dix-neuvième (Mahdia) en 1978. S’y ajoutent les vingtième et vingt et unième (Kebili et Tataouine) en 1981, deux autres (Ariana et Ben Arous) le 3 décembre 1983, et le dernier, le vingt-quatrième (La Manouba), le 31 juillet 2000. Soit il y a exactement vingt-trois ans.

En fait, comment se créé un gouvernorat ? Quels sont les critères auxquels un territoire doit répondre pour en devenir un ? Le décret 56-150, du 21 juin 1956, qui a créé les quatorze premiers gouvernorats, ne répond pas à la question. Un ancien ministre originaire de Sidi Bouzid, qui a vu sa région accéder au rang de gouvernorat il y a exactement 50 ans, constate que très souvent un gouvernorat voit le jour quand les habitants d’une région le demandent et qu’en même temps, l’administration en admet la nécessité. Visiblement, cette convergence ne s’est pas encore produite en ce qui concerne Djerba.

Aussi bizarre que cela puisse paraître, il a fallu qu’un incident oppose les Djerbiens à Hichem Mechichi pour qu’une première avancée se produise dans le dossier de Djerba.

En effet, le 7 mars 2021 le chef du gouvernement, qui était à Medenine pour commémorer l’épopée de la résistance de Ben Guerdane à une attaque terroriste menée le même jour en 2016, refuse de répondre à une question d’un journaliste concernant la demande de Djerba de devenir le 25ème gouvernorat. Pis : il en rit, provoquant la colère des habitants de l’Ile.

Novembre 2022 la coordination Djerba 25e gouvernorat présente lors du mouvement protestataire des avocats – Page de la coordination

Après une manifestation de protestation et confronté à la menace d’une grève générale, Hichem Mechichi fait marche arrière et présente ses excuses en public et au président de la Coordination de défense de la demande de « Djerba 25e gouvernorat de Tunisie » qu’il reçoit.

Lors de cette rencontre, le chef du gouvernement assure à son interlocuteur que « nous voulons élever Djerba au rang de gouvernorat. Nous devons tenir des réunions pour voir comment procéder pour y arriver progressivement », rapporte l’avocat Mohamed Nabil Jemail.

Une première réunion se tient le 22 juin 2021. En l’absence du chef du gouvernement, c’est son chef de cabinet Moez Lidinallah Mokaddem, entouré de deux conseillers du gouvernement, qui se charge de discuter avec la délégation de la Coordination, conduite par l’avocat Mohamed Nabil Jemail. C’est de cette rencontre, qui a duré plus de deux heures, qu’est sorti un procès-verbal signé par les deux parties.

D’après le président de la Coordination, ce document, dont il dit que les Djerbiens ne sont pas totalement satisfaits, reconnaît, d’abord, la légitimité de la demande de Djerba. Il salut ensuite, la manière civilisée dont les habitants de l’île défendent leur cause. De même, le gouvernement y déclare que ce dossier a toute son attention. Enfin, et surtout, les deux parties s’y accordent pour que la présidence du gouvernement « consulte toutes les parties concernées » -au sein de l’Etat- au sujet de cette demande, « sur une base scientifique et juridique».

Cet engagement n’a pas été tenu à ce jour. Raison pour laquelle la Coordination fait de son application « dans les meilleurs délais » sa priorité absolue, affirme l’avocat Mohamed Nabil Jemail.