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Dans un tel concert il ne s’agit pas seulement de musique. Il ne s’agit pas non plus d’une communication à sens unique. C’est un dialogue entre le public et les artistes sur scène. Le concert a commencé avec une belle initiation aux percussions, une façon de saluer le public, et de lui donner le ton et la couleur. Le public applaudissait le percussionniste sur son bel instrument. Autant dire que le public était déjà bien échauffé à l’entrée de Sona sur scène. Et on reconnaît au public tunisien sa ferveur et sa vivacité.

Telle une déesse gambienne et londonienne, Sona Jobarteh défile dans une robe longue, mariant tradition et modernité, des bijoux assortis, des tresses plaquées. Elle salue le public et la Tunisie, en français, en toute simplicité.

Famille d’artistes

Elle vient d’une grande famille d’artistes et de poètes. Sona est en effet la petite fille d’Amadu Bansang Jobarteh, griot [poète déclamant des louanges et des récits historiques en Afrique de l’Ouest, ndlr]. La kora est un instrument important chez le peuple mandingue dont Jobarteh est issue. C’est son père Sanjally Jobarteh et son frère Tunde Jegede qui lui ont transmis cette passion. « Je suis le fils de mon père », déclare-t-elle dans un lapsus ô combien révélateur. Car seuls les hommes jouaient jusqu’ici de la kora, tel le grand Ballaké Sissoko, à qui elle rend hommage dans un morceau justement nommé Ballaké Sissoko. Pour boucler la boucle, c’est aussi la cousine du malien Toumani Diabaté, un autre grand de la kora, qui n’est autre que le père de Sidiki Diabaté Junior, le beatmaker en vogue partout dans le monde. Que le monde est petit !

Sur scène pour l’accompagner, en tenues traditionnelles, le guitariste et chanteur Eric Appapoulay, un bassiste, un batteur, un percussionniste, et nul autre que le fils de Sona sur un instrument ancestral. Majestueuses, la kora de Sona ainsi que sa guitare se tiennent debout et fières sur leur socle. L’ensemble musical est d’emblée coloré, joyeux, d’une symétrie infaillible. Les cordes de la kora font couler leurs vibrations parfois comme un ruissellement d’eau, d’autres fois rayonnent comme un arc-en-ciel de notes harmonieuses.

Le public applaudit et siffle ses hommages, dès Jarabi la première chanson qui célèbre l’amour. Et il y a de quoi.

Réflexion philosophique et poétique

Fidèle à elle-même, cette musique ouest-africaine est généreuse. Les rythmes sont enflammés, et incitent à bouger. L’ambiance est pleine d’humour, de bonne humeur, et d’engagement envers des sujets importants. D’une voix tout aussi sobre et douce que passionnée, Sona Jobarteh chante l’amour, la famille, les rêves, la kora, les femmes, les enfants, les origines, le pays (Gambia pour clôturer le concert). L’artiste porte aussi une réflexion philosophique et poétique sur ses notes : « Si tu veux comprendre la musique, avant tout, comprends les gens qui la jouent ». Elle parle d’elle, de son histoire, son identité qui contient beaucoup d’attentes. « Nous sommes complets en tant qu’êtres humains avec notre expérience, là d’où nous venons. Nous sommes la somme de nos expériences ».

Son album Badinyaa Kumoo (sorti en 2022) n’est pas seulement un voyage sensoriel attachant et subtil. C’est un outil pour célébrer les femmes. Avec cette œuvre, elle veut « envoyer beaucoup de force et d’encouragement aux femmes qui travaillent beaucoup pour changer la société », mais aussi « aux hommes parce qu’il est aussi important d’éduquer les jeunes ». Elle, qui tient une école de musique en Gambie avec son père, n’hésite pas à adresser au public, entre deux chansons, sa propre définition de la musique : « qui ne ment jamais, dit la vérité et l’honnêteté ». « La musique a le pouvoir d’affecter l’esprit du peuple. C’est quelque chose qu’on devrait célébrer, mais il faut aussi y faire attention. Ce n’est pas à prendre à la légère. Et ceux qui ont cette opportunité unique et spéciale d’être artistes doivent aussi comprendre qu’ils ont un devoir envers la société. Alors j’appelle tous les artistes autour du monde à être très attentifs à la musique et à comprendre qu’elle peut affecter l’esprit des générations à venir, d’une façon qu’on ne peut pas imaginer ». En professeure de musique diplômée de la School of Oriental and African Studies (SOAS), elle ne reste pas seulement fidèle aux racines de la musique de ses ancêtres. Elle porte une réflexion sociale et militante : « la musique est une responsabilité, car il ne suffit pas de la jouer. C’est un instrument qui permet de planter les graines dans les générations à venir ».

Ce concert a été rythmé, rempli de beauté et d’émotions. Sona Jobarteh chante avec le cœur, et elle met le feu sur scène. Elle est d’une extrême générosité, qu’elle tient de sa grand-mère qui rêvait de la voir jouer de la kora. « Merci pour ce rêve ! » s’exclame-elle. Et à notre tour : merci Sona pour ce concert de rêve !