Les Tunisiens rechignent à se marier. Et de plus en plus de couples ayant sauté le pas, finissent quand même par divorcer. Actuellement, les vœux de mariage semblent très volatiles.

Certains médias avancent le chiffre d’environ 35 mille divorces enregistrés en 2022. Il n’existe pourtant pas de données officielles sur le nombre des divorces recensés lors de l’année écoulée. Contacté par Nawaat, le ministère de la Femme déclare ne pas en avoir. Le ministère de la Justice traîne à nous fournir ses statistiques.  

Mais les chiffres des dernières années suffisent à montrer l’ampleur du phénomène. Le nombre des divorces est passé de 12 mille 871 en 2010 à 17 mille 306 en 2019. En parallèle, le nombre des mariages a baissé d’environ 36%, passant de 110 mille 119 en 2013 à 71 mille 572 en 2021, d’après les données de l’Institut national des statistiques (INS).

En 2020, la crise sanitaire du Covid a fait chuter le nombre des mariages, et par conséquent ceux des divorces durant cette même période. On dénombre 65 mille 630 contrats de mariage et 13 mille 302 cas de divorce durant ladite année. La tendance observée avant 2020 semble repartir à la hausse.

Contactée par Nawaat, l’avocate spécialisée dans les affaires de divorce, Raja Trabelsi communique le chiffre de 280 procès de divorce examinés par le tribunal de Tunis lors d’une seule journée en juin dernier.

Et le phénomène est tel que le ministère de la Femme et de la Famille a lancé, le 4 août, un appel d’offres national pour la réalisation d’une étude sur les causes du divorce dans la société tunisienne.

Mauvais départ

La banalisation du divorce va de pair avec celle du mariage. « Les gens ne mesurent souvent pas la portée à moyen et long terme d’un contrat de mariage », déclare le sociologue Slaheddine Ben Fredj à Nawaat. Et de poursuivre : « On se marie pour de mauvaises raisons. Pour certains, le mariage est un signe de réussite et un marqueur de statut social. Pour d’autres, c’est un moyen pour satisfaire leurs besoins sexuels. Il y a ceux aussi qui font de l’amour l’unique raison de leur union ».

Sawssen, enseignante âgée de 39 ans, s’est mariée deux fois. Si son premier mariage était motivé par « la passion amoureuse », le deuxième avait des motifs plus pragmatiques. « J’avançais en âge et je voulais avoir un enfant avant que ça ne soit trop tard. Et j’essayais aussi de panser mes blessures dues à une ancienne histoire d’amour », raconte-t-elle.


Violences faites aux femmes en Tunisie : Précarité de l’ultime refuge

Le nombre de femmes victimes de violences a plus que doublé en 2022. Dans 74% des cas, l’époux est l’auteur des violences. Certaines victimes finissent par quitter leur foyer avec leurs enfants. Avec pour seul refuge : les centres d’hébergement des femmes violentées. La gestion de ces centres est complexe, et nécessite un budget conséquent et une vision politique. Deux conditions qui ne sont pas toujours au rendez-vous.


Le mariage d’Ahmed, âgée de 35 ans, couronnait une histoire d’amour née dans un concert de musique. « On partageait des goûts musicaux, des valeurs. On avait le même rythme de vie. Il ne nous a pas fallu très longtemps pour qu’on décide de se marier », confie-t-il.

Se marier était aussi une façon pour le couple de se voir librement, pour en finir avec les cachoteries et les mensonges vis-à-vis de leurs familles.

Sawssen a fini par divorcer au bout de quelques mois. « J’ai découvert qu’il me trompait. Avec le recul, je me rends compte que j’aurais pu dépasser ça si je l’aimais vraiment. Mais ce n’était pas le cas. Je n’aimais pas coucher avec lui. Je me disais que ça allait s’améliorer avec le temps. Mais je me suis leurrée », se souvient-elle.

Ahmed a divorcé, quant à lui, après 5 années de mariage. « Mon ex-épouse souffrait de vaginisme. Elle s’est remise de ce problème mais elle n’était pas portée vers le sexe, contrairement à moi. J’étais au courant de ce problème dès le début mais on a cru qu’avec le mariage la situation allait s’améliorer », se désole-t-il.

Et ce qui est de l’ordre du purement sexuel a débordé sur le relationnel. « On ne s’entendait plus comme avant », regrette-t-il.

Certains avancent que les problèmes sexuels sont la cause principale du divorce en Tunisie. Ce propos est nuancé par docteur Meriem Mahbouli, présidente de la société tunisienne de sexologie clinique. « Les soucis d’ordre sexuel ne sont pas la principale raison de séparation des couples. Les choses sont plus complexes. Mais les dissensions sexuelles sont l’une des raisons capitales », déclare-t-elle à Nawaat.

 Et de préciser : « La sexualité est souvent la cause majeure du divorce dans les mariages non consommés. Le vaginisme de la femme et les troubles érectiles de l’homme peuvent conduire vite au divorce car ils touchent à la fertilité du couple. Dans ces cas, ce qui a trait à l’intime devient un souci d’ordre social. Les belles familles vont s’interroger sur les raisons de cette infertilité, ce qui va poser plus de problèmes dans le couple ».

Le malaise sexuel est parfois un non-dit entre les époux. Il se manifeste par différentes formes d’insatisfactions relationnelles au sein du couple. Ces dernières peuvent ébranler la confiance en soi et dans le partenaire, note la sexologue.

L’absence d’éducation sexuelle d’un côté et la médiatisation excessive des thématiques liées à la performance sexuelle de l’autre, accentuent ces dysfonctionnements sexuels. « On a de plus en plus d’hommes souffrant de l’anxiété de la performance. En face, le désir et le plaisir féminin demeurent tabous. On a des femmes qui disent ne jamais avoir connu de plaisir sexuel. Pour elles, la sexualité reste juste un devoir conjugal », explique la spécialiste.


L’emprise du porno sur la sexualité des Tunisien(ne)s

En l’absence d’éducation sexuelle, le porno participe à l’apprentissage de la sexualité des jeunes et des moins jeunes. Comment les jeunes tunisiens s’approprient le porno ? Et à quel point la sexualité des adultes est sous le joug des images pornographiques ?


Le nerf de la guerre

Les conflits autour de la gestion de l’argent sont aussi mentionnés par l’avocate comme l’un des principaux motifs de divorce. « Dès le départ, le couple devrait parler de la gestion de l’argent. Ce n’est pas le cas chez l’écrasante majorité d’entre eux », souligne l’avocate. Et de poursuivre :

Les origines des disputes tournent autour du rapport de chaque partenaire à l’argent. La femme peut être jugée par son époux comme étant dépensière. Et l’homme peut être considéré comme radin par sa femme.

Le nœud du problème réside également dans le choix du régime de la séparation ou de la communauté des biens lors de la signature du contrat du mariage. Or le choix par les partenaires du régime de la communauté des biens rend les enjeux liés à l’argent cruciaux. Dans certains cas, l’accumulation de biens communs après le mariage peut ainsi largement contribuer à réfréner les velléités de divorce.

« Malgré les difficultés à rester ensemble, certains choisissent de ne pas divorcer pour ces considérations financières. Ils ont trop à perdre en répartissant les biens communs lors de la séparation. Il y a des personnes qui planifient cette répartition des années avant qu’ils n’annoncent à leurs partenaires leur décision de divorcer », explique la juriste.

Modernité biaisée

L’ancrage des perceptions archaïques autour des prérogatives des mariés se manifeste lors de la gestion de l’argent. « Pour certaines femmes, c’est à l’homme de subvenir à leurs besoins, et ce, indépendamment du fait qu’elles aient ou pas des ressources », relève le sociologue. Pourtant, l’article 23 du Code du statut personnel (CSP) oblige la femme à contribuer aux charges de la famille si elle a des biens.


Femmes tunisiennes : La nécessité de faire le ménage dans les inégalités

Les femmes tunisiennes sont ballotées entre leur vie professionnelle et leur vie privée. Conséquence : un surmenage accru, attesté par la récente étude d’Oxfam en partenariat avec l’AFTURD sur le travail domestique des femmes tunisiennes et ses répercussions. Cette pression pesant sur les femmes a un coût. Et il est d’ordre sanitaire, familial et économique.


Le manque ou l’abondance de l’argent est un élément déclencheur de conflits. De plus en plus de femmes travaillent et disposent de leurs propres moyens financiers. Cette autonomie est parfois mal perçue par l’homme. « Ce dernier ne digère pas le fait que sa femme évolue plus que lui. Certains hommes tentent d’empêcher cette évolution en persuadant leurs épouses de se focaliser plutôt sur leur ménage », relève Slaheddine Ben Fredj.

D’autres femmes sont spoliées par leurs maris. Cette violence économique est de moins en moins acceptée par les femmes. « Grâce à la sensibilisation de la société civile sur les violences faites aux femmes, beaucoup d’entre elles n’acceptent plus de subir des maltraitances qu’elles soient physiques, économiques ou psychologiques. Et elles n’hésitent pas pour cela à demander le divorce », se félicite Meriem Mahbouli.

De plus ou plus d’époux sollicitent également l’aide d’un professionnel de santé pour sauver leur couple, avance-t-elle. Mais, il s’agit d’une frange de la population ayant les moyens financiers de se permettre de consulter un psychothérapeute de couple. Les autres sont livrés à eux-mêmes ou aux ingérences de leurs familles respectives.

« Aveuglés par la passion des débuts, les couples ne voient pas les aléas du vivre ensemble. Ils n’ont pas appris non plus à les gérer. Lors de phase fusionnelle, ils peuvent consentir à certains sacrifices mais cet épisode ne dure pas. Certains arrivent à s’y adapter et à construire un projet de vie commun. D’autres non, notamment lorsque chaque partenaire a évolué de son côté », explique le sociologue.

Lors de cette phase d’adaptation, l’intervention des familles peut envenimer les conflits. « Le modèle moderne de la famille nucléaire nous a été imposés par le CSP. On a adopté la forme de ce modèle mais pas son esprit. Celui-ci repose sur la volonté de forger une communauté matérielle mais aussi et avant tout affective », explique Ben Fredj.

Et d’ajouter : « En Tunisie, les individus restent sous l’influence et parfois l’emprise de leurs familles, du collectif. Les devoirs attribués aux partenaires au sein du ménage demeurent imprégnés également par une vision patriarcale des rôles de l’homme et de la femme dans la société », renchérit le spécialiste.

Le ministère de la Femme et de la Famille est entré en ligne pour remédier à ces défaillances. Il a annoncé, le 15 mai, la prochaine mise en place d’un guide de préparation à la vie conjugale. Ce guide vise à « développer les connaissances des futurs mariés sur la spécificité de l’institution du mariage et les conditions du partage des rôles entre époux », lit-on dans le communiqué dudit ministère.


Mariage en Tunisie : une institution qui s’écroule ?

Le nombre de divorces est en hausse continue, tout comme celui des célibataires des deux sexes. Concernant les couples mariés, des experts relèvent les ravages d’une éducation sexuelle faite d’images pornographiques. Quand les relations multiples sont facilitées par les réseaux sociaux, quelle place reste-t-il pour le lien privilégié du mariage ? Cette institution, considérée par la Constitution tunisienne comme « cellule de base de la société » dont la pierre angulaire est le partage résiste-t-elle aux velléités individualistes ?


Les Tunisiens se marient moins mais l’institution du mariage n’est pas vraiment remise en cause. La société tunisienne continue à lui accorder une place importante. En témoignent le faste qui l’accompagne et la pression exercée par les parents sur leurs enfants pour qu’ils y adhèrent.

En somme, si nos concitoyens ne boudent pas vraiment le mariage, ils ont désormais du mal à l’inscrire dans la durée.

Et le nombre des séparations ne reflète guère la multitude des dislocations des liens matrimoniaux, illustrées également par le « divorce silencieux ». Dans ces cas, le couple cohabite ensemble sans être soudé par aucun lien affectif.

« Cette situation profite notamment à l’homme qui mène sa vie en dehors du couple tout en restant marié. La femme a plus de mal à oser prendre cette liberté », explique le sociologue. Qu’ils soient silencieux ou actés par une décision de justice, les divorces déclenchent des bras de fer aux conséquences parfois dramatiques. Car comme le mariage, le post divorce n’est pas toujours un long fleuve tranquille.