Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

Positionnement et démarche

Dans l’entre-deux de ma reconstruction identitaire[1] de mon exil volontaire de Tunisienne installée au Québec, mon attachement à ma langue maternelle grandit et l’inquiétude s’installe en voyant mes enfants de treize et dix ans s’éloigner de sa pratique au quotidien. La peur de ne pas assurer sa transmission pèse sur moi en tant que locutrice car el tounsi bien que partagé par tout un peuple, n’est pas reconnu comme langue.

« Ne pas savoir se taire », Tag de Streetman, centre-ville de Tunis, photographie de C. Bouajila. Août 2020

Cherchant à nourrir ce lien crucial à ma langue, je m’intéresse à sa situation linguistique lors de mon initiation à l’anthropologie. Et c’est le caractère « vulgaire » qui lui est si souvent associé qui m’interpelle. Je tente de comprendre ce stigma linguistique en le reliant aux diglossies : une diglossie ancestrale et une autre coloniale. À la lumière de la tactique de lutte des dominés[2], je me pose la question : et si cette « vulgarité » du dialectal tunisien était un caractère généré par une résistance aux diglossies multiples et aux indexations de mépris qui se sont ancrées au fil des occupations du territoire tunisien ? N’y a-t-il pas là un retournement du stigmate ?

Mon objectif est ainsi de mettre en lien le stigma linguistique avec le retournement du stigmate qui se manifeste justement par la réappropriation du caractère « vulgaire » du dialecte mais aussi par la revendication d’el tounsi comme langue-mère dans les milieux militants. Ce renversement se fait sur fond d’intensification d’un code switching dénoncé par les puristes criant à la « créolisation du tunisien »[3].

Pour aborder ce sujet, je m’appuie sur mes observations ethnographiques et empiriques. J’en propose ici uneinterprétationéclairée par l’apport de l’anthropologie linguistique dans son questionnement de la catégorie des Langues en danger (LED) [4]. En prenant en compte l’importance du phénomène de l’iconisation de la langue, de ses multiples valeurs émotionnelles et des stratégies de résistance à la domination, il devient possible de réaliser que la langue joue un rôle déterminant dans les luttes sociales et politiques en général, et dans le contexte postrévolutionnaire tunisien plus particulièrement.

Le propos se développe en deux parties. La première traite de la stigmatisation du dialectal tunisien portant sur son caractère « vulgaire » qui se relie à la superposition de deux projets : un projet nationaliste arabe hiérarchisant variété haute/basse d’une même langue et un projet colonial hiérarchisant populations colonisatrices/colonisées. La deuxième partie traite du retournement du stigmate. Assumer le caractère vulgaire d’el tounsi, avec les associations à l’intime et ses indexations avec la nourriture et l’amical familier constitue le revers des diglossies.

Stigmatisation du dialectal tunisien

El tounsi considéré comme de l’arabe dialectal, est un brassage bien plus complexe en lien avec l’histoire du territoire de l’actuelle Tunisie. Tant de peuples s’y sont réfugiés, l’ont traversée, l’ont occupée et colonisée : autochtones Amazigh, Juifs, Phéniciens, Romains, Vandales, Byzantins, Arabes, Espagnols, Italiens, Maltais, Ottomans, Français etc… Le socle amazigh dont la prégnance est forte dans le tunisien[5], s’est enrichi au contact de diverses langues et a été arabisé avec la conquête islamique du Maghreb au VIIe siècle. Le dialecte tunisien est le résultat d’un métissage progressif et d’un pluralisme linguistique.

 « L’actuel dialecte n’est, en fait, que le fruit de différentes strates (substrats, adstrats et superstrats) : un beau syncrétisme (…) qui reflète proportionnellement le poids des différentes cultures développées sur ce territoire. »  (Mejri et al 54)

En Tunisie, comme dans les autres pays du Maghreb[6], les langues orales locales sont désignées par le terme arabe de forme adjectivale al darija signifiant « d’usage courant ». L’arabe littéral ou standard (al arabiyya)appris à l’école, n’est pas pratiqué au quotidien ; Y recourir dans les affaires de tous les jours sonnerait comme un hiatus.

Sur un plan sociolinguistique donc,le tounsi est ainsi une langue « vulgaire » dans le sens de « vernaculaire » puisque « pratiqué par la grande majorité des personnes composant une collectivité, appartenant à une culture.[7] » Le tounsi est surtout la langue maternelle à part entière des douze millions d’habitants du pays sans compter la diaspora. Il est appris à la maison, avec les proches et l’entourage, acquis sans le moindre apprentissage formel.

Diglossie ancestrale

La langue arabe littérale ou al arabiyya est qualifiée de al-fuṣḥâ, un superlatif qui l’associe à la clarté et à la pureté [8]. Elle est « institutionnellement considérée comme la langue nationale, pratiquée beaucoup plus à l’écrit qu’à l’oral et appréhendée dans la conscience des locuteurs comme une variété plus soutenue et plus valorisée que le dialectal. » (Mejri et al 56) Sous le poids d’une diglossie nourrie par le prestige associé à la langue sacrée du Coran et à l’éloquence de ceux qui la maîtrise, cède ou s’écrase le dialecte tunisien non écrit, fruit d’un brassage continu.

La diglossie ancestrale historiquement ancrée (Mejri et al 58) s’est renforcée au XXe siècle avec l’idéologie nationaliste arabe [9], le rêve panarabiste, s’est nourrie de revendications postcoloniales et de l’idée d’une communauté solidaire musulmane[10], la umma, pratiquant une seule langue commune. Il est ici important de souligner que dans la pluralité linguistique d’une région qui s’étend sur deux continents, ce projet d’unification des États-nations du monde dit arabe était d’abord une affaire de langue[11]. Sous cette idéologie régnante, le tounsi ne fait pas le poids et pour reprendre les termes du célèbre aphorisme de Max Weinreich, n’ayant ni armée ni marine, il ne peut accéder au statut de langue.

L’article 6 de la nouvelle constitution de 2022 de la Tunisie est venu confirmer et préserver ce qui a été stipulé depuis la première constitution du pays datant de 1959 : « La Tunisie constitue une partie de la nation arabe. La langue officielle est l’arabe. »

Les choses se corsent davantage quand la diglossie ancestrale fondée sur l’autorité de la langue standard officielle face à la gamme dialectale, vient se doubler d’une diglossie coloniale. La colonisation de la Tunisie de 1881 à 1956 a permis d’asseoir une supériorité de la langue du colonisateur sur celle des colonisés par le biais d’une inégalité de pouvoir. Cela a soutenu un emprunt massif au français dans le tunisien et un transfert linguistique vers la langue de l’élite tout en nourrissant une stigmatisation, toujours vive aujourd’hui. La stigmatisation est un concept développé dans les travaux sociologiques de l’école de Chicago et plus particulièrement dans la théorie de l’étiquetage du sociologue américain Howard Becker dans son étude sur les outsiders (Pivot 2013). L’observation proposée dans ce qui suit vient illustrer ce concept.

Kitchen language, street language

Il y a plusieurs mois, j’ai été membre d’un jury à l’École d’Architecture de l’Université de Carthage à Tunis. Les étudiant.es se succédaient pour présenter leur projet chacun.e à son tour, en défendant les choix ayant guidé la réponse architecturale. Pendant l’une des présentations, un.e étudiant.e n’arrivait pas à s’exprimer en français, langue officielle de l’enseignement de l’architecture en Tunisie. Son cas n’est pas unique car un nombre de plus en plus croissant d’étudiant.es à l’université se désintéressent du français pour adopter l’anglais et y exceller. Et une bonne part des professeur.es de leur côté, continue de s’obstiner à dénoncer une « baisse de niveau » en français. Certain.es défendent l’enseignement en tounsi.

Ne parvenant donc pas à s’exprimer en français, l’étudiant.e switche vers le tounsi et la réaction d’un des autres membres du jury a été immédiate, d’une grande violence. La personne interrompt l’étudiant.e en haussant la voix : « On n’est pas en train de se prendre un lablabi ensemble[12] ! Parle correctement ! Ou en arabe littéral à la limite si tu ne peux pas le faire en français. » L’étudiant s’est tu. Il n’a plus sorti le moindre mot.

Entre mon devoir de respect à l’égard de mon collègue et mon sentiment d’indignation, je n’ai su ni pu réagir en assistant à cette attaque. Plus lourd encore est ce que cet incident risque de générer chez l’étudiant.e : le lourd sentiment que sa propre langue, sa langue maternelle, est la mauvaise manière de parler. La gêne est inévitable. Le sentiment d’injustice, d’humiliation aussi.

La double indexation du lablabi

Cette observation peut être éclairée par l’idée de « kitchen language » de Kathlyn Graber (2017) puisque le membre du corps enseignant évoque une scène de partage amical d’un lablabi, plat populaire par excellence. Il en ressort deux indexations.

Il y a l’indexation au convivial et à la chaleur. Le lablabi est particulièrement réconfortant, et prisé en hiver. Pour le membre du jury, de nationalité tunisienne et venant d’un milieu aisé, bourgeois et hautement éduqué, le tounsi est unelangue de l’amical qui ne peut se prêter à l’exercice académique. Cette personne a associé le fait de parler tounsi en classe à un manque de respect, à une offense. Sa réaction raconte un rejet non réfléchi envers sa propre langue.

Mais il y a aussi une seconde indexation dans l’association du dialectal tunisien au lablabi que celle à l’amical familier. Cette seconde indexation vient compliquer la donne et révéler un paradoxe. Car le lablabi, c’est aussi un plat emblématique de la streetfood, de la rue. L’indexation au convivial et à la chaleur se confronte à l’indexation à la rue, à un dehors opposé à l’intérieur, au foyer et à ses valeurs. Et c’est là qu’on peut souligner que le langage obscène est dit en tunisien loughet chera’ou « langue de rue ». Une personne jugée mal élevée ou aux mœurs douteuses dans le conservatisme ambiant, est désignée comme weld / bint chera’, c’est-à-dire « fils / fille de rue ». Il est courant de considérer en Tunisie, que la rue représente le danger pour les enfants, pour la famille, pour la bonne éducation.

Pourtant, c’est dans la rue, dans l’espace public, que les luttes sont menées. La prochaine observation issue de mon terrain de recherche ethnographique à Hammam-Lif, tente de mettre en exergue cette idée.

Nahj tawajé, un double pied-de-nez à l’institutionnel et au colonial par le dialectal

Dans mes recherches sur l’espace public à Tunis, je me suis intéressée aux modalités d’occupation de la rue dans les centres historiques d’urbanisme colonial. Ce thème a constitué l’essentiel de mon travail de terrain les quatre dernières années. L’une des situations étudiées, a été celle de l’occupation d’une rue à Hammam-Lif [13] et de sa reconfiguration par des usages liés à l’installation progressive d’un marché informel ressemblant au souk, composante urbaine fondamentale et commerciale de la médina. Ce marché informel aux ambiances rurales sur fond de tracé urbain colonial, encercle littéralement le Marché municipal, bâtiment officiel[14] centralisant la vente de produits frais édifié sous l’occupation française à la fin du XIXe siècle.

Le marché informel a reconfiguré la rue et l’a aussi renommée : on l’appelle aujourd’hui nahj tawajé : nahj signifie « rue » et tawajé veut littéralement dire « ça vient d’arriver ». En me renseignant auprès des habitant.es sur l’origine de l’appellation, l’explication m’était à chaque fois donnée avec un brin d’humour : tawajé fait référence au pain qui vient à peine de sortir du four dans la boulangerie du coin, au bout de cette rue. Cette dernière s’appelle officiellement « Ali Ben Ayed », du nom du dramaturge tunisien décédé en 1972. La plaque de rue officielle a disparu et ce nom institutionnel n’apparait plus que sur Google maps.

Pour comprendre cette situation, je propose ici d’adopter une logique de souveraineté symbolique et de reconnaissance d’une dynamique exonyme/endonyme dans la re-nomination par nativization telle que proposé par Moore (2017) dans le contexte des années quatre-vingt-dix en Amérique du Nord. De cet angle de vue, tawajé est une réappropriation du nom de la rue par le dialectal. Faisant écho à son occupation matérielle et physique, la reconquête du lieu se fait aussi par un toponyme en dialectal tunisien.

L’endonyme tawajé prend les accents d’un magistral pied-de-nez au standard : à la fois à de l’arabe standard et à l’institutionnel avec ses noms officiels -ici de son élite artistique-, à deux pas du marché officiel de typologie coloniale dans une ville qui est dite livrée à l’informel depuis la révolution de 2010-2011.

Aujourd’hui, dans la tension sociale et politique liée à la complexité et à l’incertitude dans la construction délicate et risquée d’une démocratie postrévolutionnaire sur fond de crise économique, un constat général se dégage en Tunisie : la rue est « vulgaire ». Plus de retenue, les gros mots sont légion comme en atteste cet exemple d’article de presse électronique « Tunisie : Le vulgaire au quotidien[15]». Plus encore, le « vulgaire » est désigné comme caractère du dialectal. Cela amuse les Tunisiens et ce caractère est assumé jusqu’à rendre fier en le revendiquant avec humour, et en le validant par des arguments historiques en mobilisant des éléments du narratif colonial.

Le lien « historique » du Tunisien avec les gros mots 

Dans une vidéo du créateur digital Freesh[16], premier épisode intitulé « Histoire de la parole obscène en Tunisie »[17] d’une série intitulée « Tunisologie », la vulgarité est présentée comme un caractère inhérent au locuteur du dialecte qui « a une relation spéciale avec les gros mots ». Partant du postulat que le lien entre le Tunisien comme personne, et les gros mots est inscrit dans l’histoire, le présentateur affirme : « Du point de vue de plusieurs peuples, nous sommes un peuple qui manque de décence » citant même à la fin Saint-Augustin qui aurait dénoncé dans ses (les) Confessions, œuvre autobiographique du philosophe chrétien écrite vers l’an 401, l’indécence des jeunes Carthaginois.  Le présentateur se donne alors pour objectif de répondre à la question du « pourquoi ? » de cette relation. Pour y répondre, il donne plusieurs arguments historiques. Il cite le poète Abderrahmane el Kéfi qui a écrit vers 1920 un poème au titre grossier « e***boubiya[18] el kéfiyya » et précise qu’il y « critique la colonisation » en évoquant les chefs politiques, religieux et administratifs. Une valeur « résistante » est associée à la mobilisation du poète de ce gros mot à caractère sexuel très répandu en Tunisie.

Le présentateur dans la vidéo rajoute ensuite, que « les gros mots sont quelque chose d’ancré dans la culture du Tunisien » et cite le livre écrit en arabe « Comment les Tunisiens sont-ils devenus Tunisiens [19]» de l’historien contemporain Hédi Timoumi. Il fait remonter ce lien à une époque de « décadence » qu’aurait connue la Tunisie au XVIIIe siècle quand pauvreté, épidémies et famines, auraient selon lui « altéré les mœurs du peuple ». L’historien cité défend aussi l’idée d’un « refoulé ou frustré berbère[20] » qu’il associe à « l’absence d’interdits sexuels chez les berbères ». Dans ce narratif où l’historien cite un extrait de récit d’un voyageur semble-t-il arabophone[21], la vulgarité est associée à l’identité profonde des Tunisien.es, aux mœurs présentées comme « débridées » du peuple autochtone de l’Afrique du Nord. Cela pose au passage la question de l’image des « berbères » chez les auteurs arabes après l’islamisation considérée comme civilisatrice du Maghreb.

La vulgarité est ensuite présentée dans la vidéo « Histoire de la parole obscène en Tunisie », comme une caractéristique trans-classes touchant à tous les milieux sociaux. L’exemple donné est celui d’Ahmed Bey, régent sous l’empire ottoman, qui lors de sa visite officielle en France en 1846 et tel que rapporté par les journalistes Français de l’époque, aurait exprimé son admiration devant les monuments en utilisant toujours la même interjection « commençant par un z » (terme grossier désignant l’organe phallique en tunisien).

Dans la stigmatisation du tounsi par ses propres locuteurs, on s’appuie sur une narration coloniale évoquant le vulgaire étonnement du sujet colonial le plus haut placé face aux merveilles de la civilisation, réduisant le Régent de Tunis à un « primitif ». Il est cependant important de souligner que cette stigmatisation s’associe dans la manière de parler du présentateur, à une forme de revendication teintée d’humour, de fierté de ce caractère obscène. Et c’est là que se profile une piste très intéressante à développer, celle du retournement du stigmate.

«Retournement du stigmate » ?

Dans les années soixante, le travail du sociologue Howard Becker a mis en exergue « la réaction des personnes victimes de stigmatisation sociale, en soulignant que parmi les stratégies identitaires, certains cherchaient à tout faire pour dissimuler leurs stigmates (en intégrant pleinement les valeurs dominantes des stigmatisants), tandis que d’autres pouvaient au contraire adopter ces éléments de stigmatisation, cet étiquetage, et entrer dans une spirale d’auto-dévalorisation, voire finir par se comporter conformément aux stéréotypes stigmatisants qu’ils subissaient. » Un renversement de la domination s’observe alors dans la mesure où du mépris nait la fierté par la réappropriation du stigmate, par sa revendication publique en l’érigeant comme un emblème (Bourdieu 70).

Le tounsi est présenté aujourd’hui comme langue de solidarité faisant face aux langues de pouvoir. Il est intéressant de souligner l’iconisation du dialectal tunisien qui a une valeur « augmentée » par la dimension symbolique auprès des jeunes militants tunisiens qui prennent leur distance avec les langues dominantes. Les militants pour la souveraineté évitent le français comme marqueur de pouvoir et d’élitisme bourgeois lors des débats publics. On peut d’ailleurs évoquer l’exemple de la langue Nahuatl dans la « stratégie de solidarité ethnique » chez la population prolétarisée étudiée par Hill and Hill (1980, 327) à Tlaxcala et Puebla au Mexique face à l’espagnol comme langue de pouvoir.

Parmi les mouvements de contestation des dernières années en Tunisie, on trouve des dénominations intégrant des mots grossiers : comme Takriz (« ras les c***lles ») ou yezzi fock (signifiant « lâche l’affaire » et qui s’écrirait fok) exprimant le ras le bol en tunisien tout en intégrant le « ck » du fameux gros mot en anglais pour appuyer la connotation vulgaire.

Conclusion

Le dialectal tunisien, le tounsi, est à la fois une langue vulgaire dans le sens sociolinguistique de vernaculaire mais aussi qualifié de « vulgaire » dans le sens obscène, par ses propres locuteurs. Il est pris dans la tension du paradoxe entre sa valeur de langue du foyer et de l’amical d’une part et l’indexation à la rue, au dehors menaçant pour la morale d’autre part.

Les ethnolinguistes parlent dans ce cas, de « dépréciation » et d’« insécurité linguistique » dans la mesure où une grande partie des locuteurs ne perçoit pas sa langue maternelle comme une langue à part entière mais comme une shakshouka (Laaroussi 5). Ce mot d’origine amazigh[22] est le plat typique du foyer tunisien qui confirme le paradoxe. Le tounsi est vu par ses propres locuteurs comme un mélange indexé à la cuisine du foyer mais aussi indexé au non pur, au bâtard. Cette situation concerne plusieurs langues autochtones.

Aujourd’hui, à quasiment soixante-dix ans après l’indépendance, le tounsi -méprisé par ses propres locuteurs-, ne trouve toujours pas sa place sur les bancs de l’éducation nationale et de l’enseignement académique. Les plus jeunes quant à eux, se dirigent vers l’anglais, dans un contexte d’intensification du code switching, est apparu un projet de valorisation du tunisien. L’association Derja fondée en 2016 appelle à la reconnaissance du tunisien, le défendant contre la « marginalisation » et dénonçant une « schizophrénie linguistique » à cause de la confusion entre arabe littéral et tunisien présenté comme « cause d’échec scolaire »[23]. L’association défend le projet d’une « normalisation de la langue tunisienne », d’un « standard tunisien » avec un « clavier tunisien »[24] disponible sur son site internet[25], composé de lettres arabes complétés par les sons « gué », « v », « p ». Il est possible de se rendre compte de la virulence de certaines attaques qui ont ciblé l’association dans la sphère virtuelle, l’accusant de bénéficier de « financements étrangers », de vouloir « diviser » ou « diluer le lien arabe » et qualifiant au passage le tounsi de « langue d’illettrés »[26].

Même si on ne peut parler de « déclin » du dialectal tunisien, il serait possible d’avancer qu’il y a un changement linguistique important. Le dialectal tunisien n’est pas en danger, l’amazigh et le judéo-arabe le sont. Le tunisien se porte bien et est même en bonne santé si l’on se fie au nombre de ses locuteurs (nombre de la population locale et de la diaspora). S’ouvrant maintenant sur l’anglais, la vitalité du dialecte tunisien syncrétique par définition ne cesse d’être nourrie. En attendant sa reconnaissance comme notre vraie langue maternelle, il continue à pousser…toutes les limites des standards.

Bibliographie

Bourdieu Pierre (1980), L’identité et la représentation, Actes de la recherche en sciences sociales, 35, pp. 63-72.

Brunner Thomas (2015), Langue vernaculaire ou vulgaire, Voces Vocabulaire pour l’Étude des Scripturalités, Thomas Brunner (dir.), ARCHE, https://doi.org/10.34931/fa90-xy45

Graber Kathlyn (2017), The Kitchen the Cat and the Table: Domestic Affairs in Minority -Language Politics, Journal of Linguistic Anthropology, vol.27, no.2, pp. 151-170. DOI: 10.1111/jola.12154.  

Hill Jane H., Hill Kenneth C. (1980) Mixed Grammar, Purist Grammar, and Language Attitudes in Modern Nahuatl, Language in Society, Vol. 9, No. 3, pp. 321-348, URL: http://www.jstor.org/stable/4167167

Larcher Pierre (2008), Al-lugha al-fuṣḥâ : archéologie d’un concept « idéolinguistique », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 124, mis en ligne le 09 décembre 2011: http://journals.openedition.org/remmm/6035 ; DOI : https://doi.org/10.4000/remmm.6035

Laroussi Foued (2002), La diglossie arabe revisitée. Quelques réflexions à propos de la situation. Insaniyyat, 17-18, mis en ligne le 30 septembre 2012 URL : http://journals.openedition.org/insaniyat/ 8583 ; DOI https://doi.org/10.4000/insaniyat.8583

Mejri Salah, Said Mosbah, Sfar Inès (2009), Plurilinguisme et diglossie en Tunisie, Synergies Tunisie n° 1, pp. 53-74.

Mercier Arnaud (2021), Retournement du stigmate, Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 29 avril 2021. Url: http://publictionnaire.huma-num.fr/notice/retournement-du-stigmate.

Moore Robert (2017), Language and Materiality in the Renaming of Indigenous North American Languages and Peoples, Language and Materiality Ethnographic and Theoretical Explorations, Cambridge University Press, pp. 204 – 225. DOI: https://doi.org/10.1017/9781316848418.011[Opens in a new window]

Pivot Bénédicte (2013), Revitalisation d’une langue post-vernaculaire en pays rama (Nicaragua), Language et société, vol.3, no.145, pp 55-79.

Vidéos consultées 

« Tunisologie. Histoire de la parole obscène en Tunisie » (traduit du tunisien par l’autrice), Freesh, Vidéo, 8’51’’, mise en ligne le 29 avril 2022 sur facebook https://fb.watch/hjuZvrCyut/

« La marginalisation du dialecte Tunisien implique l’histoire et le patrimoine de tout un pays », Vidéo de 6’56’’ mise en ligne sur la page facebook Faza.tn le 5 juin 2019. Lien : https://fb.watch/hy_fTRjExV/


[1] Je fais ici référence à la lecture de Said W. Edward (1993), « Intellectual Exile: Expatriates and Marginals », Grand Street, no. 47, 112-124. URL: http://www.jstor.com/stable/25007703

[2] « Strategic essentialism » de Gayatri Spivak dans Discursive hybrids and the linguistic.

[3] Chaabouni, Kamel (2017), L’arabe dialectal tunisien s’achemine vers la créolisation, Nawaat.org, mis en ligne le 27 aout 2017. https://nawaat.org/2017/08/27/larabe-dialectal-tunisien-sachemine-vers-la-creolisation/

[4] Un cours académique d’ethnolinguistique donné par Luke Fleming à l’Université de Montréal.

[5] Le lexique de la faune et de la flore dans le dialectal : allouch, fartattou, wazgha, berchni, zarzoumiya…

[6] Signifiant en arabe « couchant ou occident »[6] par opposition au Machreq qui est le « Levant ». Situé à l’ouest du monde arabe, il est l’Occident de ce que l’on appelle « l’Orient ».

[7] Source : le Centre Nationale de Ressources Textuelles et Lexicales du CNRS. https://www.cnrtl.fr/definition/vulgaire

[8] Pierre LarcherAl-lugha al-fuṣḥâ : archéologie d’un concept « idéolinguistique », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 124 | 2008, mis en ligne le 09 décembre 2011, consulté le 20 décembre 2022. URL : http://journals.openedition.org/remmm/6035 ; DOI : https://doi.org/10.4000/remmm.6035

[9] Fondation de la Ligue des États arabes en 1945 à Alexandrie.

[10] Dakhli Leyla (2009), Arabisme, nationalisme arabe et identifications transnationales arabes au 20ème siècle. Vingtième siècle. Revue d’histoire, vol.3, No.103, pp. 12-25

[11]Idem

[12] Traduction personnelle du tunisien « manech na’amlou fi lablabi m’a b’adhna » (année universitaore 2022/2023)

[13] Une contribution sous forme de chapitre dans un ouvrage collectif sur Hammam-Lif, dirigé par Professeure Leïla Ammar est à paraître dans les prochains mois.

[14] Voir cet article de presse électronique dénonçant la situation. TAP, « Tunisie : Le commerce parallèle dans les environs du marché municipal de Hammam-Lif est interdit », Webmanager (Diaspora avant 2000), 29 janvier 2013.

[15] Jelassi Khalil, Tunisie le vulgaire au quotidien ! article de presse électronique paru le 18 juillet 2018 sur allafrica.com.

[16] Vidéo de 8’51’’ mise en ligne le 29 avril 2022 sur facebook.

[17] Titre traduit du tunisien « tarikh el klem ezzeyed fi tounis »

[18] Un gros mot très répandu se référant à l’organe phallique.

[19] كيف صار التونسيّون تونسيّين؟ [« Comment les Tunisiens sont-ils devenus Tunisiens ? »], Tunis, Med Ali,  2015.

[20] Traduction de « al makbout al barbari »

[21] La source n’est pas citée dans l’extrait dans la vidéo. Il montre l’historien citer en arabe classique les propos d’une personne dont l’hôte est de la tribu Kotama.

[22] ressemblant à une ratatouille.

[23] Source : « La marginalisation du dialecte Tunisien implique l’histoire et le patrimoine de tout un pays », Vidéo de 6’56’’ mise en ligne sur la page facebook « Faza.tn » le 5 juin 2019.

[24] Il y a plusieurs manières d’écrire le tunisien dont la plus courante et pratique est le langage sms avec à l’opposé une tendance militante anticolonialiste optant pour une écriture en arabe exclusivement.

[25] www.derja.tn

[26] Les commentaires du public virtuel de la vidéo citée dans l’avant dernière note, donnent les critiques mentionnées dans le texte à l’égard de cette initiative.