Les observateurs du régime de Kais Saied s’y sont habitués. L’augmentation du nombre d’occurrences d’un mot ou d’un thème dans la bouche du président est quasi-systématiquement synonyme d’un changement à venir. Or, depuis des semaines, le « trend » présidentiel est à la purification ou épuration de l’Administration (Tat’hrir al idara) contre ceux qui « s’y seraient indument introduits ». Après avoir martelé cet objectif à longueur de statuts Facebook rendant compte de l’activité présidentielle, le président a mis cette mission en tête des priorités du nouveau Chef du gouvernement, Ahmed Hachani. C’est ainsi que l’on apprend qu’un projet de décret allant dans ce sens va voir le jour. S’il faudra attendre la publication d’une telle réglementation pour en savoir plus sur l’ampleur de la purge envisagée, une telle action n’est guère surprenante tant elle s’inscrit dans la logique à l’œuvre depuis le 25 juillet 2021.

Purge de l’administration à l’ordre du jour lors de la première rencontre officielle entre le président Kais Saied et son nouveau premier ministre Ahmed Hachani – Présidence de la république

Dans ses deux derniers livres, « Les années de sable »[1] et « Les années d’argile »[2], l’historien et ancien directeur de cabinet de la présidence de la République, Adnen Mansar, s’est intéressé à la valse des élites caractéristique de chaque régime qu’a connu la Tunisie depuis 1956. L’universitaire rappelle que l’homme fort ou le groupe dominant de chaque régime a toujours cherché à mettre les siens aux postes-clés, ce qui est loin d’être une spécificité tunisienne. Mais dans le cas de Saied, Mansar constate que les révocations ont été bien plus nombreuses que les nominations. L’auteur avance deux explications : d’une part, à l’exception d’un cercle restreint de compagnons de route, Saied ne dispose ni d’un parti ni d’un groupe social structuré à même de défendre ses options. D’autre part, le caractère suspicieux du président et les mauvaises expériences vécues avec ses plus proches collaborateurs (notamment son ancienne directrice de cabinet, Nadia Akacha), explique sans doute son manque d’appétence pour les nominations. Cette situation se traduit par de très nombreuses vacances au niveau de la haute fonction publique (ministères, ambassades, gouvernorats…), d’autant que certains proches nommés à des postes importants n’ont pas brillé par leur efficacité. Malgré toutes ces carences, le chef de l’Etat envisage une saignée dans la fonction publique.

Recherche permanente du bouc-émissaire

L’explication se trouve sans doute dans le mode de gouvernement de Saied, alliant théorie du complot et recherche permanente d’un nouveau bouc-émissaire. Depuis qu’il s’est octroyé les pleins pouvoirs, le président tunisien n’a cessé de chercher des coupables pour leur faire endosser la situation actuelle et le peu de résultats tangibles. Après l’ancien Parlement et les partis politiques, le chef de l’Etat s’en est pris aux magistrats, aux instances indépendantes, aux spéculateurs, aux conseils municipaux et aux migrants. Cette méthode possède plusieurs avantages, elle permet d’entretenir un climat de suspicion généralisée, de rejeter les échecs politiques sur des éléments exogènes et de créer un sentiment de « citadelle assiégée » incitant les citoyens à faire bloc autour d’un chef. D’ailleurs, le champ lexical employé par le président favorise ce climat de tension. Saied n’hésite pas à évoquer une « guerre de libération nationale » contre « des traitres » et « des vendus ». L’Etat de guerre donne une meilleure acceptabilité des mesures répressives qui touchent les opposants, les ONG, les migrants et tous ceux que le régime désigne comme ennemi.

Reste à connaître l’ampleur de cette purge, car son périmètre aura un impact déterminant sur les alliances au pouvoir aujourd’hui. Les premiers discours présidentiels ont donné l’impression que les agents publics visés sont ceux qui ont été recrutés durant la décennie précédente. Cette rhétorique, popularisée par les adversaires de la transition démocratique, repose sur des éléments véridiques mais largement fantasmés : l’Administration aurait été submergée par des islamistes. S’il est vrai que les bénéficiaires de l’amnistie législative votée en 2011 étaient majoritairement islamistes, les recrutements dans la décennie postrévolutionnaire ont été bien plus larges. Ils ont également porté des titularisations de contractuels et d’intérimaires, des embauches dans les fonctions régaliennes (police, justice, armée) ainsi que sur des créations de postes dans « les sociétés environnementales ». Les gouvernants entre 2011 et 2021 ont dû acheter la paix sociale et, dans le même temps, répondre aux exigences du fonctionnement normal de la machine administrative.

Le chef du gouvernement, Ahmed Hachani, lors de la réception du ministre libyen de l’Économie et du Commerce, Mohamed Ali Houij, en présence du ministre de l’Économie, Samir Saïed, de la ministre du Commerce Kalthoum Ben Rejeb et du président de l’Utica, Samir Majoul.- Présidence du gouvernement

Les cibles potentielles de la purge

Certains éléments laissent à penser que la purge ne se limitera pas aux seuls islamistes et à leurs alliés de la décennie postrévolutionnaire. Tout d’abord, la nomination surprise d’Ahmed Hachani au poste de chef du gouvernement, n’est sans doute pas dénuée de symbolique. Ce retraité, se présentant sur Facebook comme le partisan d’une monarchie parlementaire, est le fils d’un ancien opposant yousséfiste à Bourguiba. Son père, Salah Hachani, un militaire descendant d’Ali III Bey, a été arrêté dans l’affaire dite du complot contre la sureté de l’Etat de 1962. Accusés d’avoir voulu renverser le président tunisien, plusieurs officiers – dont Hachani – ont été condamnés à mort et exécutés en janvier 1963. Passionné d’histoire et de symboliques historiques, Saied peut difficilement ignorer ces éléments. Le partisan d’une « guerre de libération nationale » est à rebours du discours bourguibiste qui estime que l’indépendance s’est conclue en 1956. Les attaques contre le récit bourguibien peut avoir des répercussions sur l’administration d’autant que l’une des principales opposantes à Saied, Abir Moussi, dispose toujours de relais au sein de l’appareil d’Etat. Cette dernière, se sentant visée par la nomination de Hachani, a multiplié les déclarations hostiles à ce choix. La convocation par Kais Saied de la PDG de la télévision nationale, Awatef Dali, semble aller dans ce sens. Lui reprochant de diffuser des émissions nostalgiques glorifiant « le bon vieux temps », le président s’est lancé dans une attaque en règle contre l’ancien régime, fustigeant certains responsables de l’audiovisuel public qui « se sont terrés » au moment de la chute de Ben Ali pour préserver leur poste.

Le régime actuel repose sur une alliance entre d’une part Kais Saied et son cercle restreint et d’autre part des élites administratives dans leur sens le plus large. Compte tenu de la structure du parti-Etat qui a prédominé entre l’indépendance et la révolution, la plupart de ces élites étaient intimement liées à l’ancien régime. Comme le démontre Adnen Mansar dans « Les années d’argile », si cette alliance objective s’est faite contre un ennemi commun, le régime issu de la décennie postrévolutionnaire, les motifs de cette inimitié sont différents et souvent contradictoires. Alors que les tenants de l’ordre ancien veulent en finir avec les libertés perçues comme anarchiques, une partie du « peuple » de Kais Saied voue une opposition farouche à l’héritage de l’Etat nation bourguibien, que ce soit pour des considérations économiques, politiques ou sociétales. Une purge atteignant les élites d’ancien régime pourrait mettre à mal le pacte tacite entre celles-ci et un Kais Saied désireux de « poursuivre la révolution ». Relevons au passage qu’une saignée dans les effectifs administratifs pourrait répondre à l’une des exigences du FMI relative à la baisse de la masse salariale du secteur public.

Avec sa volonté de « purifier l’Administration », Kais Saied désigne un nouveau bouc-émissaire censé expliquer la crise multifactorielle que traverse le pays. En revanche, le périmètre d’application de cette nouvelle chasse aux sorcières pourrait rompre l’équilibre précaire sur lequel repose un régime qui se réclame de la révolution tout en s’alliant avec les anciennes élites.


[1]عدنان المنصر، سنوات الرمل، تفكر في معارك الانتقال الديمقراطي (2011 ـ 2014)، سوتيميديا 2021

[2]عدنان المنصر، سنوات الطين، تونس من الديمقراطية الكسيحة إلى الاستبداد الشعبوي (2011 ـ 2014)،

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