Wafa Lazhari, réalisatrice tunisienne, a été invitée au prestigieux festival du film d’animation d’Annecy pour son court-métrage “To You”. L’événement s’est tenu dans la ville française du 11 au 17 juin. Mais le 8 mai, la réalisatrice a appris que sa demande de visa, ainsi que celle de son frère faisant partie de l’équipe du film, ont été refusées. Sa mésaventure fait grand bruit sur les réseaux sociaux. Le 15 juin, le consulat de France finit par la contacter et lui octroie un visa en une heure. Ce qui ne devait être qu’une simple procédure devient une histoire kafkaïenne reflétant l’incohérence du système des visas et le nuage noir qui plane au-dessus des artistes arabes.
Depuis le 16 avril 2012, TLS contact est le prestataire officiel pour la collecte des demandes de visas pour la France. Mais c’est le consulat français à Tunis qui est le seul habilité à prendre les décisions en la matière. En septembre 2021, le ministre de l’Intérieur français Gérald Darmanin avait annoncé une réduction de 30% du nombre de visas accordés, pour protester contre le refus de l’Algérie, du Maroc et de la Tunisie de rapatrier leurs ressortissants en situation irrégulière. Cet objectif a été atteint, puisque la Tunisie compte 30,3% de refus sur un total d’un peu moins de 200.000 demandes.
Si des étudiants, médecins, retraités ou fonctionnaires se sont vu refuser le visa, la question prend une dimension plus symbolique quand cela concerne des artistes. Car il ne s’agit pas seulement de la circulation d’individus, mais aussi de la circulation des idées, des récits et des œuvres.
Artistes arabes au cœur d’un paradoxe
Le concept du voyage est redéfini et pris en otage par les politiques d’immigration et la gestion des frontières. Les artistes sont particulièrement touchés, car leur visibilité ainsi que leurs financements dépendent largement de la scène occidentale. Selon l’UNESCO, 79% des résidences d’artistes internationales se trouvent en Europe et en Amérique du Nord. Paradoxalement, près de 50% du monde reste difficile d’accès pour les détenteurs de passeports des pays en voie de développement.
Et l’obtention du sésame a souvent un goût amer pour les artistes conscients de la condescendance post-coloniale qui se traduit par les procédures mises en place. « Le lendemain matin, écrit Wafa Lazhari, au lieu d’avoir des étoiles dans les yeux, je me suis levée avec une grande amertume, me rappelant tout ce que j’ai dû encaisser pour arriver à y être, alors que cela aurait dû être une évidence. »
Si pour les Tunisiens, la France est souvent citée dans ces affaires, les autres pays ne sont pas en reste. Parfois, l’absurdité peut engendrer des moments tragi-comiques, comme cela a été le cas lors de l’exposition “Occupational Hazards” à New York, où aucun des 14 artistes arabes qui y présentaient leurs œuvres n’a pu être présent. Ou lorsqu’en 2019, trois breakdancers marocains ont été arrêtés puis expulsés au Maroc par les autorités néerlandaises, malgré l’obtention de leur visa, car ils n’avaient que 300 euros pour leur séjour.
« Ces quatre dernières années, aucune mesure de traitement préférentiel à l’intention des artistes et des autres professionnels de la culture des pays en développement n’a été mise en œuvre, à l’exception de quelques initiatives ayant eu des effets positifs mais collatéraux et involontaires. Par conséquent, la capacité des professionnels de la culture de ces pays à accéder aux marchés des pays développés reste extrêmement faible », rapporte l’UNESCO.
Résultat: l’envie de voyager se transforme en calvaire et parfois en une tragédie.
Abdelwahab Mohamed Youssef, destin noyé d’un poète soudanais
Il y a des destins qui méritent d’être racontés. C’est la seule justice possible quand la mort frappe. L’histoire de Abdelwahab Mohamed Youssef, poète soudanais, fait partie des histoires tragiques des frontières et des récits noyés dans l’eau glaciale des traversées clandestines. Il est né en 1994, au Soudan, dans la ville de Nyala. Il a étudié l’économie et les sciences politiques à l’Université de Khartoum. Il était membre du projet de la pensée démocratique et des groupes de lecture pour le changement.
Il a été englouti par la mer Méditerranée lors de sa traversée vers l’Europe en 2020, comme il l’avait prédit dans son poème intitulé “Mourir en pleine mer” :
Mourir en pleine mer, Où les vagues applaudissent bruyamment à ta tête, Et l’eau fait balancer ton corps comme un bateau troué… Mourir seul, Enlacer ton ombre qui a perdu sa couleur, Devenant un simple fantôme gélatineux, Personne ne saisissant sa véritable essence, Car cela ne fait aucune différence.
Le plus glaçant est sa dernière conversation avec un ami où il écrit : « Je ne sais pas nager, je me noie dans un verre d’eau. »
L’histoire d’Abdelwahab porte en elle différents symboles. D’abord, celui des artistes qui considèrent le départ comme seule alternative après la désillusion et les carnages provoqués dans leurs pays après la révolution. Mais le voyage semble impossible pour ceux qui n’ont ni les moyens, ni le statut, ni la reconnaissance. Puis le symbole du cynisme qu’incarne une image d’une actualité criante. Celle d’Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, Giorgia Meloni, Première ministre italienne et le Premier ministre néerlandais, Mark Rutte face à la Méditerranée avec le président Kais Saied.
Certains de ces fonds sont soutenus par l’Union européenne. Pourtant, les artistes qui en bénéficient peuvent se voir refuser le visa. Cela a été le cas de l’artiste palestinienne Majdal Nateel, invitée à une résidence en Grèce organisée par la Fondation Roberto Cimetta et financée par un fonds européen, visant paradoxalement « la promotion de la culture et de la mobilité en tant qu’éléments indispensables dans les relations extérieures de l’Union européenne ».
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