Il est dimanche, à 10h du matin. Rien n’indique l’existence d’une église dans cette ruelle du centre-ville de Tunis. Pas de croix, ni d’attroupement particulier. Deux jeunes hommes noirs pénètrent dans un petit hôtel situé dans cette zone. Ils se dirigent directement vers une salle consacrée pour l’occasion à leur culte.

Un brouhaha où s’entremêlent chants et paroles inaudibles s’élève peu à peu. Nous cherchons la salle consacrée au culte dominical des migrants. Le réceptionniste répond sur un ton qui se veut rassurant : « Non, non. Je ne sais pas pour la messe. On leur loue juste une salle ». Il désigne un jeune homme pour nous y conduire.

Environ une dizaine de personnes, tous des jeunes hommes, étaient dans la salle. Deux jeunes, une femme et un homme, soigneusement vêtus, chantent. La jeune femme, exaltée, parcourt du haut de ses talons l’estrade. Le jeune homme immobile lève sa main, les yeux fermés. Il semble en état de transe. Un organiste, les paupières mi-closes, tente quelques notes monotones. Il s’agit visiblement d’un amateur. On pourrait croire que c’est un spectacle, mais c’est un office religieux rassemblant des protestants évangéliques d’origine congolaise.

Pratiquer sa religion dans la peur

Rien de somptueux dans cette salle. Nous sommes bien loin de l’architecture et de la solennité d’une église. Juste un modeste endroit meublé par des chaises alignées. Privée de la lumière du jour, la salle a une allure maussade.

Dans leur ferveur, les chanteurs haussent leurs voix en invoquant la présence de Dieu. Leurs louanges chantées ne s’accordent guère avec les sonorités de l’orgue. Peu importe. Les fidèles ne semblent pas emportés par la musique. La plupart se recueillaient dans le silence en restant cloués sur leur chaise. Seules leurs mains se tendaient de temps à autre dans un geste de prière. Un jeune homme fait des allers-retours dans la salle d’un pas empressé en tapant des mains et en murmurant quelques paroles. Un autre récite des prières appuyé face contre le mur.

Les deux chanteurs cèdent leur place à un homme. Ce dernier, bien apprêté, alterne entre récitations de versets de la bible et un discours semi-improvisé sur l’importance de ressentir la présence de Dieu dans la vie de tous les jours pour s’améliorer. A travers sa posture de pasteur, il interpelle de temps en temps les fidèles pour s’assurer qu’ils s’imprègnent de ses paroles.

A la fin de la cérémonie, les fidèles se lèvent pour prier ensemble. La jeune chanteuse remonte sur scène pour faire appel à la charité des fidèles. Deux individus mettent quelques pièces dans un panier en plastique posé sur l’estrade. Le pasteur reprend la parole pour rappeler la nécessité de faire un don pour la communauté. Il agite quelques enveloppes vides. « Chacun selon ses propres moyens », plaide-t-il. Aucun des présents n’a voulu prendre d’enveloppe.

La jeune femme finit par inciter les croyants à ne pas rater ce culte dominical et à amener la prochaine fois des personnes de leur entourage. « Les gens sont inquiets. Ils n’osent plus venir depuis les évènements de février », raconte-t-elle à Nawaat, désolée. Et de confier : « Nous étions plus nombreux ».

Un climat hostile

En février dernier, le Parti nationaliste tunisien a initié une campagne contre les migrants. Il considère que la présence d’immigrés représente une menace pour l’identité de la Tunisie. D’après ce parti, il existe un projet de colonisation du pays par ces migrants. Il a ainsi appelé à fermer les églises des migrants, devenues, selon ce parti, des repaires de charlatanisme et d’escroquerie.

Le président de la République a repris la rhétorique de ce parti et s’est lancé dans une diatribe anti-migrants. Il les a accusé de vouloir coloniser le pays en changeant sa composition démographique et de dépouiller la Tunisie de son identité arabo-musulmane.

Des propos virulents qui ont été suivis par des actes de lynchages envers les migrants. Ces derniers ont dû se faire discrets. Ces migrants d’origine congolaise sont des étudiants installés en Tunisie. Ils louent cette salle de l’hôtel pour leur culte de dimanche.

Pour garantir leur sécurité, les croyants comptent sur eux-mêmes. « Les propriétaires des salles ne nous donnent aucune garantie quant à notre sécurité. C’est à nous de gérer ça », explique Christ Landzi, le président de l’Association des étudiants et stagiaires Congolais en Tunisie (AESCT) à Nawaat. Et de poursuivre : « Nous faisons en sorte de ne pas faire de bruit pour ne pas déranger le voisinage ».

Depuis la crise enclenchée par Kais Saied, les migrants craignent de plus en plus pour leur sécurité. « A l’époque, plusieurs églises évangéliques ont fermé leurs portes ou se sont délocalisées. Certains migrants étaient amenés à arrêter de se rassembler pour la prière afin de préserver leur sécurité. Car plusieurs églises ont été vandalisées par la police », raconte Pierre (pseudonyme), un responsable d’une association chargé de l’organisation des célébrations du culte, ayant préféré garder l’anonymat.

Comme pour assurer leur sécurité, les fidèles protestants se démènent pour louer des salles de prière. Le montant du loyer dépend de la capacité d’accueil de la salle, de la zone géographique, de l’activité qui aura lieu et du matériel mis à leur disposition. La fourchette des loyers varie entre 150 et 250 dinars pour deux heures d’activité, fait savoir Pierre. Ce montant provient des dons des fidèles, précise Christ Landzi. L’existence de plusieurs salles s’explique par la présence de plusieurs courants de l’église évangélique en Tunisie, renchérit le représentant de l’AESCT.

Protestantisme et migration

Chez les protestants, l’église désigne n’importe quel lieu où se rassemblent physiquement des croyants pour prier. Branche du christianisme, le protestantisme regroupe différents mouvements dont l’église évangélique. Plusieurs sensibilités émanent de ce courant, à l’instar de l’anabaptisme, le baptisme, le pentecôtisme.

La présence des protestants en Tunisie n’est pas récente. Mais elle a évolué ces dernières décennies. Les protestants étaient essentiellement des Européens fréquentant les deux églises protestantes historiques : l’Eglise Réformée de Tunisie et l’Eglise anglicane Saint Georges.

L’arrivée des migrants a entrainé une diversité des cultes. Les clivages sont d’ordre religieux mais aussi essentiellement linguistiques entre francophones, anglophones et arabe tunisien, explique Katia Boissevain, anthropologue, spécialiste du religieux dans les sociétés maghrébines contemporaines et directrice de l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC), à Nawaat.

D’après l’auteure de l’étude « Migrer et réveiller les églises : diversification des cultes chrétiens en Tunisie », les églises protestantes, ayant des capacités d’accueil limitées, n’arrivent plus à recevoir les nouveaux venus protestants. Par conséquent, ces derniers ont commencé à célébrer leur culte dans des salles de fêtes ou de réception dans des hôtels. De son côté, la chercheure ajoute que les divergences au niveau des rites font que certains fidèles optent pour les rassemblements dans des salles au lieu des deux églises historiques.

Cet éparpillement au sein des protestants n’est pas pallié par un encadrement de l’Etat. « Les gens bricolent des solutions en l’absence d’une réponse institutionnelle », constate Ali Belhaj, enseignant-chercheur et expert en migration internationale, interviewé par Nawaat. Et d’ajouter :

Ce phénomène a été observée partout où des courants religieux émergeaient dans un pays. Avant la structuration de la pratique de l’islam en Europe, il y a eu aussi des lieux de culte musulmans anarchiques.

La marginalisation et ses risques

L’Etat tunisien a signé avec l’église catholique un « Modus vivendi » en 1964 régissant leur culte après le départ des colons français. Les églises protestantes ne sont pas concernées par cet accord. Contacté par Nawaat, le ministère des Affaires religieuses n’a pas répondu à nos questions autour de l’encadrement de la pratique religieuse des protestants.

Reste que ce laisser-aller de l’Etat engendre des dérives. Pour louer des salles en Tunisie, il faut remplir certaines conditions. Pierre raconte que les propriétaires leur demandent des documents relatifs au financement de leur activité, des preuves de la légalité de leur association et du séjour des responsables ou des fidèles. Des conditions le plus souvent non requises. « Ils profitent de cette illégalité pour augmenter le montant du loyer », déplore-t-il.

Pour organiser l’exercice de leur culte en Tunisie, les protestants cherchent à se rassembler dans des associations religieuses. « Nous cherchons à être reconnus comme des églises de fraternité, et à avoir un statut légal. Mais à chaque fois, les autorités tunisiennes nous mettent des bâtons dans les roues. Elles voient en nous des groupuscules pouvant mettre en danger la foi musulmane », confie Pierre.

En Tunisie, le prosélytisme est interdit par la loi. Cependant, l’Etat garantit la liberté de croyance et de conscience en vertu de la Constitution. Ces dispositions légales ne sont pas toujours suivies par une politique publique claire assurant la liberté de culte. « L’Etat gagnerait pourtant à traiter avec des structures religieuses officielles et des responsables religieux de ces communautés protestantes connus et reconnus », plaide Ali Belhaj. Et d’ajouter : « N’oublions pas que cette inertie des autorités pourrait aussi mettre en péril la sécurité des fidèles. Une salle insalubre, ne répondant pas aux normes de sécurité est un danger pour eux ». Cette inquiétude est partagée par Christ Landzi. Pour y remédier, il espère que les différentes églises évangéliques puissent, de leur côté, se regrouper pour s’adresser à l’Etat tunisien.

L’opacité actuelle ne permet pas à ces mouvements religieux d’exercer librement et en toute sécurité leur culte. Elle permet en revanche à des groupes racistes de s’en servir comme alibi pour faire la chasse aux migrants.