Quand on réclame une interview au romancier Mohamed Issa Meddeb, il nous donne rendez-vous dans un bar-restaurant de la petite ville d’Al Haouaria, où il habite et officie comme enseignant d’arabe. Sa proposition vient spontanément, d’abord parce que nous serons samedi « et tous les samedis il faut que je prenne un verre ». Ensuite parce que « les évènements de mes romans se passent généralement dans des bars ». La Botte espagnole en 2020 racontait les cataclysmes du 20e siècle à travers le Florida, un bar fondé par un émigré espagnol dans la ville de Kélibia. Balas Disca, dernièrement édité chez Miskiliani, ancre une grande partie de ses évènements dans un bar attenant au palais Disca, à Hammam Lif.
« Les choses étaient plus complexes »
A la dernière Foire du livre, tous les exemplaires de Balas Disca ont été épuisés lors des séances de dédicace de l’auteur. Il faut dire que ce quinquagénaire fait partie de la liste fermée des romanciers dont le lectorat, assez nombreux, contredit toutes les prévisions sur l’effondrement du livre en Tunisie. De sa voix à la fois grave et chaleureuse, il tente d’expliquer cet engouement, entre deux gorgées de Celtia, dans la salle encore vide de « La Grotte » où il est venu à notre rencontre:
D’après mon contact avec mon lectorat, je pense qu’on attend de moi deux choses : divertir et apporter du savoir. Je pense que je réponds à ces deux envies et c’est pour ça qu’on achète mes livres.
Mais il n’y a pas que cela. Car Balas Disca esquisse une véritable histoire sexuelle et sentimentale des différentes communautés qui cohabitaient plus ou moins pacifiquement dans la ville coloniale de Hammam Lif. Mariage interreligieux, aventures enflammées, coups de foudre, amours rebelles, que des comportements qui peuvent passionner et émouvoir lecteurs et lectrices.
Le palais Disca est un vieil immeuble où résidaient dans les années 1930 « des Français, des Italiens, des Maltais, des Espagnols et des Russes » en face d’habitants tunisiens. Une microsociété composite où nous plongent les voix de Jalila Baba, Hamouda Ben Smail et Yvette Sarfati, trois habitants fictifs du quartier. Les évènements politiques majeurs alimentent sans cesse la vie intime de cet immeuble. Par exemple, l’exil de Moncef Bey en 1943 à la suite de l’invasion de Hammam Lif par les Allemands, alors que la Deuxième Guerre Mondiale battait son plein en Afrique du nord, sonne comme la fin de l’innocence de ces personnages.
L’auteur avoue avoir découvert l’existence de l’immeuble, encore sur pied jusqu’à ce jour, grâce à un post Facebook : « J’étais en train d’écrire un autre roman dans lequel je n’étais pas à l’aise, quand j’ai lu ce post. Et cette histoire a commencé à me hanter. Abandonnant mon projet initial, j’ai fait un an de recherche sur ce sujet. Je suis allé sur place. J’ai déjeuné avec des habitants de l’immeuble. Un ami de Hammam Lif a mis à ma disposition sa bibliothèque comportant des ouvrages précieux sur la ville. Et soudain, toute l’histoire était dans ma tête ».
Le résultat est une œuvre de 340 pages, s’étendant sur environ 80 années. Les différents narrateurs se montrent parfois bavards mais toujours obsédés par l’idée de documenter un passé éclipsé par une unité nationale et religieuse illusoire, à partir de l’Indépendance. Pour Meddeb, « les choses étaient plus complexes », dans le cadre d’un brassage culturel qui lui semble encore d’actualité.
« Je parle des agressions des agents du Protectorat français contre les Tunisiens. Mais je parle aussi des habitants français qui ont protégé des Tunisiens, alors qu’ils risquaient la mort. Je parle des histoires d’amour entre musulmans et chrétiens, grâce auxquelles des générations entières ont été engendrées. La Tunisie a accueilli un grand nombre de minorités, au cours de son histoire. Ces minorités se sont mélangées à la population. Au début du 20e siècle, la région du Cap-Bon, Hammam Lif et Tunis ont vu débarquer une vague d’immigration italienne de 100.000 personnes. Il y a eu les Serbes, les Russes, les Espagnols, et plus tard les Palestiniens dans les années 1980. Toute cette diversité culturelle et religieuse qui a marqué l’identité tunisienne dit beaucoup de choses sur notre rapport aux autres pays méditerranéens », explique-t-il.
L’accueil n’a pas été toujours facile, ajoute l’auteur, même si de nombreux fans le suivent fidèlement : « J’ai été traité de tous les noms : menteur, mécréant, sioniste… J’ai été même menacé de mort. Ça dit beaucoup de choses sur l’état actuel de la pensée ».
Un parcours atypique
Mohamed Issa Meddeb a la particularité d’avoir eu plusieurs vies littéraires. Dans les années 1980, jeune auteur, il publiait des récits dans les journaux tunisois qui voulaient bien le publier. Plus tard, étudiant en arabe à l’université de la Manouba, un évènement a stoppé net son ambition littéraire. « En 1991, j’ai été emprisonné durant trois semaines. J’étais dans la bibliothèque de la Manouba quand des étudiants d’obédience islamiste, pourchassés par la police, s’y sont réfugiés, après une manifestation. Je n’étais pas militant et je n’avais rien à voir avec cette histoire mais la police m’a quand même emmené. A la fin, on m’a libéré en me faisant signer un engagement, selon lequel je devais me tenir à carreau. A partir de là, je me suis complètement éloigné de l’écriture. Je n’y suis revenu qu’en 2013 », se souvient-il. Il y a eu la révolution et la liberté d’expression qu’elle a amenée, bien sûr, mais aussi une libération personnelle, « une insurrection intérieure ».
« A chaque fois que je voulais écrire des scènes osées, je m’arrêtais. Ma famille, mon entourage… j’avais peur de l’avis de tous ces gens. En 2013, je me suis définitivement libéré. La censure et l’autocensure sont les pires choses que puisse vivre un écrivain. D’ailleurs, le conseil que je donne à tout apprenti romancier, c’est de n’écouter aucun avis. Il suffit de prendre la littérature au sérieux », nous confie Meddeb.
Dans cette nouvelle vie, une série romanesque s’est constituée avec Jihad soft (2017), La Botte espagnole, Hammam Dhab (2021) traitant de la question des Juifs, et dernièrement Balas Disca. L’objectif étant de décrire la splendeur et la décadence de la diversité tunisienne. « Je suis parti du constat qu’il y a aujourd’hui un conservatisme religieux et identitaire très fort. Ce conservatisme a masqué certaines évidences et soulevé des questions inutiles, dans le but de revenir à une seule identité, c’est-à-dire l’arabité et l’islam. Je veux combattre cette vision unique », explique l’écrivain.
Un auteur engagé
Ecrire des romans historiques est un exercice casse-gueule, dans la mesure où la frontière entre faits réels et fantasmes nostalgiques est mince. L’auteur se défend, en se décrivant carrément comme « engagé et lucide » :
Le roman historique a des fonctions multiples. Il y a des gens qui écrivent pour mettre en scène, à leur façon, des évènements socio-politiques majeurs. Il y a l’écriture omnisciente de Jorge Zaydan qui avait pour but de glorifier le passé. Moi, j’écris avec une vision critique, en utilisant des arguments historiques et des points de vue multiples.
Ici, la multiplicité des voix est importante. Pour montrer comment l’immeuble, construit par Santo Giovanni Disca, un immigré sicilien, a progressivement perdu sa diversité culturelle, les voix des narrateurs se taisent les unes après les autres, frappées par la mort. D’ailleurs, la mort qui habite ce roman est étrangement entrée en résonnance avec l’attaque du 9 mai 2023, perpétré par un agent de police près de la synagogue de Ghriba, sur l’île de Djerba.
« Après l’attentat, on a vu une instrumentalisation idéologique du conflit israélo-palestinien », déplore Mohamed Issa Meddeb. « Comme l’islamisme, le courant nationaliste arabe est très extrémiste. Les extrémistes existent partout malheureusement, dans tous les camps. Mais à mon avis, l’idéologie est éloignée de ce que la majorité des gens pensent. C’est ce que j’essaie de montrer dans mes romans ».
L’interview terminée, la salle du bar-restaurant commence à se remplir. Un serveur met un clip de mezoued, à fond, sur l’écran de télévision. Mohamed Issa Meddeb tourne la tête vers la grande fenêtre de « La Grotte » qui, en ce samedi après-midi chaud, offre une vue panoramique limpide sur la méditerranée, depuis les hauteurs de l’extrémité nord-ouest du Cap-bon. Lorsque nous lui demandons si l’on peut mentionner que l’entretien s’est déroulé dans un bar, il acquiesce sans hésiter : « Bien sûr ! Je vous l’ai dit, je n’ai plus aucun problème avec ça. Et puis je dois dire que tous les gens que je connais ne lisent pas en français, sauf ma femme ».
Tout allait bien jusqu’au passage sur “l’instrumentalisation idéologique du conflit israélo-palestinien”.
D’abord il n’y a pas de conflit, il y a un siècle de projet colonial, le sionisme, et son lot de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité, de massacres et de dépossession à l’encontre des Palestiniens par les milices sionistes puis l’État d’Israël. Lire cela d’un arabophone, l’année où l’on commémore la Nakba qui a vu plus de 800 000 Palestiniens chassés de leurs terres, c’est choquant.
Faire l’amalgame entre antisémitisme et antisionisme est insultant pour tous les militants épris de justice qui appellent au respect des droits humains face à l’État colonial et d’apartheid israélien.