Publié ce 3 mai à l’occasion de la journée internationale pour la liberté de la presse, le classement de RSF vient confirmer les craintes exprimées par les professionnels du secteur et les militants pour les droits et libertés. En effet, la Tunisie passe à la 121ème place (sur un total de 180 Etats et territoires). Le pays dévisse de 27 places quittant le groupe des pays dont la situation est « problématique » pour celui où la conjoncture est « difficile ». Seul le Sénégal fait une meilleure contreperformance en dévissant de 30 places. Entre 2021 et 2023, le pays a dégringolé de 48 places, un recul inédit depuis la chute de Ben Ali en 2011. Dans son rapport, Reporters sans frontières pointe l’action de Kais Saied : « après avoir gelé puis dissous le Parlementen 2021, le chef de l’État remet en cause les acquis de la liberté de la presse arrachés après la révolution de 2011 et les journalistes sont poursuivis pour leur travail d’enquête. ».
Des acquis de la révolution mais…
La révolution a permis la mise en place de législations très avancées pour la région en termes de droits et libertés publiques. Les décrets-lois 115 et 116 réglementant respectivement la liberté d’expression et les médias audiovisuels ont limité les peines de prison aux seuls délits d’incitation à la violence, à la haine et à la pédopornographie. Cette libéralisation, applicable aussi bien aux journalistes qu’aux citoyens ordinaires, a considérablement amélioré la situation du pays. La liberté d’expression a souvent été présentée comme le seul véritable acquis de la révolution. Ces acquis, pérennisés par la Constitution de 2014, se sont traduits dans les classements successifs de RSF. Alors qu’en 2010, le pays pointait à 164ème place (sur un total de 178), il n’a cessé de remonter dans le tableau pour se hisser à la 74ème place en 2020. Néanmoins, ces améliorations législatives ont été freinées par la volonté des pouvoirs successifs. En effet, plusieurs magistrats ont continué à recourir à des textes antérieurs plus répressifs comme le code des télécommunications. En outre, les agressions visant des journalistes, y compris quand ceux-ci sont clairement identifiés, n’ont jamais cessé. Enfin, la précarité d’un grand nombre de professionnels du secteur n’a jamais été traitée. Une convention collective, signée en 2019 par le gouvernement et les représentant syndicaux n’est toujours pas appliquée.
La situation commence à se détériorer dès le début de l’année 2021, sous le gouvernement Mechichi qui a réprimé violemment les manifestations de l’hiver 2020-2021. Selon le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), cette répression s’est accompagnée d’une augmentation substantielle des agression visant des journalistes.
Le déclenchement, par Kais Saied, des « dispositions exceptionnelles », le 25 juillet 2021, a sensiblement dégradé la situation de la liberté de la presse. Dès le lendemain de l’activation de l’article 80, le bureau tunisien de la chaîne Al Jazzera est fermé par les autorités. En octobre 2021, le présentateur tv Ameur Ayed est arrêté pour avoir lu un poème à l’antenne. En décembre 2022, il est condamné par la Cour d’appel militaire à deux mois de prison. Son invité, le député Al Karama, Abdelatif Aloui, écope d’un mois de réclusion. Le correspondant de Mosaïque FM à Kairouan, Khelifa Guesmi, arrêté en mars 2022, pour avoir publié une information relative au démantèlement d’une cellule terroriste, a été condamné à un an de prison. Ayant fait appel, il demeure libre.
Multiplication des atteintes aux libertés
Mais c’est après la promulgation de la nouvelle Constitution – qui a maintenu l’essentiel des droits et libertés prévus dans la Loi fondamentale de 2014 – que les atteintes à la liberté de la presse se sont multipliées. En septembre, Saied promulgue de manière unilatérale le décret-loi 54 censé lutter contre la criminalité en ligne. Dans son article 24, le texte prévoit des peines allant jusqu’à 10 ans de prison et une amende de 100.000 dinars en cas de propagation de « fausse nouvelles ». Décriée par la plupart des défenseurs des droits humains, la nouvelle législation est employée avec une grande célérité contre des voix dissidentes ou critiques Si le rapport de RSF met en garde contre le danger que constitue ce qu’il qualifie d’« industrie du simulacre », il convient de noter que des soutiens du régime, objet de nombreuses plaintes pour diffamation, ne semblent pas concernés par « l’efficacité » de la justice. Ceci renforce l’idée d’une loi promulguée pour museler l’opposition et inciter à l’autocensure.
Une expression martelée par Saied traduit la position présidentielle : « la liberté d’expression doit être précédée de la liberté de réflexion ». Cela sous-entend que les voix opposées au projet de « libération nationale » porté par le pouvoir sont forcément payées. Une position confirmée par l’accusation de traitrise fréquemment adressée à l’opposition. Ces accusations sont passées du registre oral à celui pénal depuis le coup de filet de février 2023. En plus des figures de l’opposition actuellement en détention, figure le directeur de Mosaïque FM, le journaliste Noureddine Boutar, arrêté dans le cadre d’une affaire de blanchiment d’argent en lien avec un complot contre la sureté de l’État. Tandis que les avocats des accusés dénoncent des dossiers vides, le parquet refuse de communiquer sur cette affaire particulièrement sensible. Lors d’une conférence de presse organisée le 2 mai par le comité de défense de Boutar, Maître Ayoub Ghedmasi a insisté sur le fait que les expertises financières reçues ne font état d’aucune opération suspecte. L’avocat de Boutar a par ailleurs déploré que son client soit accusé en vertu de la ligne éditoriale de son média, jugée hostile par le pouvoir. Rappelons que le président – qui n’hésite pas à s’exprimer sur la culpabilité des accusés – a publiquement fait part de son exaspération face au ton de la radio.
Plus récemment, les journalistes Mohamed Boughalleb et Monia Arfaoui ont fait l’objet de plusieurs plaintes du ministre des Affaires religieuses, Ibrahim Chaibi, en vertu de décret-loi 54. Leurs avocats s’étonnent de la rapidité de la machine judiciaire au moment où des procédures visant des ministres de l’actuel gouvernement ne sont pas traitées. Un constat que partage le secrétaire général du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), Mohamed Yassine Jlassi :
La caractéristique principale de l’année écoulée est la systématisation des poursuites visant des journalistes pour ce que nous considérons être des délits d’opinion. Pas une semaine ne passe sans qu’un collègue ne soit visé par une plainte, généralement commanditée par le pouvoir.
Jlassi rappelle que ce nouveau mode opératoire vient s’ajouter aux autres pratiques du pouvoir comme l’absence de transparence et le dénigrement des journalistes qui continuent de subir les violences policières.
RSF propose également une lecture plus régionale de la situation et s’alarme de « la dérive autoritaire » dans les pays du Maghreb : l’Algérie (136ème) et le Maroc (144ème) comptent dans leurs geôles plusieurs journalistes. Dans une tribune publiée fin mars par des militants maghrébins, les signataires déplorent que les régimes de la région ne convergent que dans la répression. Or le classement de RSF semble confirmer cette position.
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