Seuls 70 candidats sur un total de 1200 convoqués ont passé l’examen de fin de spécialité en médecine de famille en 2022, a indiqué Imed Khélifi, secrétaire général du syndicat général des médecins, pharmaciens et médecins dentistes de la santé publique, le 12 février. Les candidats restants ont préféré émigrer pour exercer à l’étranger, ajoute-t-il.
De 2015 à 2020, environ 3300 médecins ont quitté le pays pour des opportunités de travail à l’étranger, selon de l’Institut national des statistiques (INS) et l’Observatoire national de la migration. En moyenne 70% des médecins de famille et des médecins anesthésistes ont l’intention de le faire, indique le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES).
Et la fuite des cerveaux concerne désormais les internes en médecine. « De plus en plus d’internes partent vers la Belgique ou la Suisse pour refaire une année ou deux d’études et y terminer leur cursus », déclare Khalil Grouz, médecin interne à l’hôpital militaire, membre de l’Association tunisienne des jeunes médecins (OTJM) et ancien délégué de la Faculté de médecine de Tunis. D’autres se désistent en plein cursus et reportent leur année d’internat pour des raisons médicales liées à leur santé mentale, regrette Oumaima Hassani, présidente de l’OTJM, contactée par Nawaat.
Les conditions de travail dans les hôpitaux tunisiens et la faible rémunération des jeunes médecins motivent cette émigration, explique le militant associatif. Un interne en médecine est payé 1200 dinars par moi. Les perspectives des internes s’annoncent plus gratifiantes à l’étranger. En Allemagne, la rémunération d’un résidant en médecine s’élève à 3000 euros, relève le jeune médecin.
Les maillons faibles du système
Les jeunes médecins sont confrontés aux dysfonctionnements dès le cursus de l’internat. Ils sont mis en première ligne pour pallier le manque de personnel médical et paramédical, explique Oumaima Hassani. « Ils servent de bouche trous dans les hôpitaux », lance-t-elle. Quant aux conditions de travail, elles s’apparentent à celles de « la médecine de guerre », rebondit Khalil Grouz.
Les internes en médecine ont une double casquette, celle de l’étudiant et celle du fonctionnaire de l’Etat. L’internat commence à la 4ème année du deuxième cycle des études médicales. Les futurs médecins doivent effectuer quatre stages dans les hôpitaux. C’est un passage obligé pour qu’ils puissent achever leur cursus académique.
Les internes participent aux activités de soin dans le cadre des objectifs fixés pour leur formation sous la supervision des chefs services ou de l’un de leurs collaborateurs permanents. En contrepartie, ils perçoivent un salaire et des indemnités versés par l’Etat. Ce statut est défini par la loi. Mais la réalité est tout autre. Dans les hôpitaux, les internes sont livrés à eux-mêmes, et amenés à effectuer de nombreuses tâches bien éloignées des objectifs de leurs stages.
« En tant qu’interne, j’étais obligée de me substituer aux infirmiers et aux ouvriers, de vérifier la tension artérielle des malades, de chercher les bilans sanguins, etc. Parfois, il n’y a pas assez de personnel paramédical pour le faire. Dans d’autres cas, ces derniers se montrent nonchalants. Ainsi, 60% de mon temps de garde a consisté à faire un travail qui n’est pas le mien », raconte à Nawaat, Sarah, ancienne interne dans le service de gynécologie de l’hôpital de Monastir.
Le cas de Sarah n’est pas anecdotique. Les internes croulent sous les paperasses administratives. « Si le système des hôpitaux était informatisé, on n’aurait plus besoin d’internes », assène Khalil Grouz. Débordés, les internes n’ont pas le temps d’acquérir les connaissances nécessaires pour leur stage, regrette le militant associatif.
Pour réussir à apprendre, Sarah raconte qu’elle a dû redoubler d’efforts, chercher l’information, solliciter elle-même ses encadrants. Les chefs de services et leurs collaborateurs qui devraient superviser les internes peinent à le faire. « Ils se retrouvent eux-mêmes débordés par le nombre de patients, incapables de nous encadrer. Je ne les blâme pas. C’est la défaillance de tout un système », affirme Sarah.
Cette non-assistance est préjudiciable quand les internes font face à des pathologies lourdes et sont amenés à prendre des décisions pour soigner des malades. « On met en premières lignes des internes qui n’ont pas encore les compétences nécessaires pour prendre en charge certains patients. D’autant plus qu’on manque terriblement de moyens pour le faire correctement », déplore la présidente de l’OJTM. « Les internes sont jetés dans la gueule du loup. Certains sont tétanisés à l’idée de commettre une faute médicale », raconte Sarah.
Mais dans les hôpitaux, c’est une logique de débrouillardise qui prévaut. Il s’agit de faire tourner le système sans le contester, même quand il s’agit de médecine dentaire. « Dans l’hôpital universitaire de Mahdia, les trois fauteuils dentaires disponibles ne fonctionnaient pas correctement. Par conséquent, certains souffrent de maux du dos ». Les patients subissent, quant à eux, les retombées du manque de moyens. « Un patient était venu pour l’extraction d’une dent. On lui a fixé un rendez-vous pour 6 mois plus tard. Résultat : il revient avec plus de problèmes dentaires », raconte Sana. Et de poursuive : « Ce qui compte ce n’est pas l’efficacité. Il se faut se débrouiller avec les moyens du bord et ne pas faire de vagues dans le service. C’est indispensable pour valider son stage ».
Etat d’épuisement
Les internes sont obligés d’assurer des gardes au sein des services dans lesquels ils sont affectés, ainsi qu’auprès des urgences. En théorie, la durée de la garde ne doit pas dépasser 24h. Et par la suite, les internes ont le droit à un jour de repos compensatoire. Or dans les faits, la durée de la garde atteint le plus souvent 45h, explique la représentante de l’OTJM. En contrepartie, les représentants des jeunes médecins rapportent de nombreux cas de non paiement ou de retard de paiement des indemnités de garde. « C’est comme s’ils faisaient du bénévolat », renchérit Khalil Grouz.
Depuis la réforme des études médicales de 2019, les étudiants en médecine n’effectuent plus qu’une seule année d’internat, contre deux précédemment. « La baisse du nombre des internes et des autres intervenants a alourdi la charge de travail et rallongé sa durée », relève Oumaima Hassani.
La situation affecte la présence physique et mentale des internes. « Lorsque le la garde est agitée, je n’ai même pas droit à des heures de sommeil. Parfois, je n’ai même pas le temps de manger. Partout des familles de patients qui s’impatientent m’interpellent », se souvient Sarah.
Cette fatigue pourrait altérer le degré de vigilance des internes, et par conséquent, la qualité des soins fournis aux malades. Mais malgré la pression, les jeunes médecins n’ont pas droit à l’erreur. « Ils sont redevables de la santé des patients, même s’ils n’ont parfois pas les connaissances nécessaires et même quand ils sont épuisés par les heures de garde. C’est un facteur de stress énorme », regrette la représentante de l’OJTM. La peur d’une plainte pèse comme une épée de Damoclès sur ces jeunes médecins. D’autant plus qu’il y a eu effectivement quelques cas de poursuites pénales contre eux, rapporte Oumaima Hassani.
Le manque de sécurité face aux agressions de patients ou de leurs familles, le manque de confort et d’hygiène, le délabrement des hôpitaux, l’absence de moyens pour soigner les malades sont autant de facteurs provoquant des frustrations et aboutissant au final à l’épuisement des internes. Le président de l’OJTM rapporte les résultats d’une étude de terrain faisant état d’un nombre important de jeunes médecins souffrant de dépressions, ayant des idées suicidaires et sous antidépresseurs.
Ce sont autant de causes qui font que les jeunes médecins choisissent l’exode. Les hôpitaux tunisiens se videront ainsi de plus en plus de leur personnel médical. La présidente de l’OTJM pointe du doigt « l’Etat qui est conscient de ces dysfonctionnements mais ne fait rien pour y remédier. Il encourage ainsi cette émigration massive», conclut-elle.
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