Une mère et son fils pressent le pas dans une ruelle de Dar Fadhal. Ils sont noirs. La dame inquiète ordonne à son garçon de « faire vite ». L’atmosphère paraît pesante en ce samedi 25 février, à 11h du matin, dans ce quartier populaire du côté de la Soukra, au nord de Tunis. « Depuis la semaine dernière, on sort juste pour faire quelques courses. Et on revient vite à la maison. On a peur », lance-t-elle. Ce sont deux Ivoiriens. Il y a à peine une semaine, la dame travaillait dans un café. Son fils, âgé de 20 ans, était plongeur dans un restaurant. Tous deux viennent d’être renvoyés par leurs patrons. « Et je n’ai même été payée par mon employeur », dénonce la mère de famille. Elle se dit sur le qui-vive, craignant surtout d’être mise à la porte par le propriétaire de son logement. Ismail, son fils, se renseigne quant à lui sur les associations à solliciter en cas de danger.
Dans ce quartier pourtant connu pour son importante communauté subsaharienne, les noirs ont quasiment disparu de la circulation. Une «disparition» qui remonte à 4 jours, selon des passants. « Ils ont manifestement peur. Car à cette heure-ci, on devrait les voir un peu partout », souligne un mécanicien du coin, en énumérant leurs petits commerces fermés soudainement, dans l’affolement.
Dans la rue de l’Aéroport, la principale artère du quartier, Mustapha, un jeune sénégalais, paraît gêné de nous répondre. Il doit juste voir un ami et se dépêcher de rentrer, dit-il. Avant de lâcher : « les agressions verbales ou physiques à notre encontre, ne datent pas d’aujourd’hui. Mais là, elles se sont banalisées. Ça devient vraiment flippant », déplore-t-il. Mustapha a refusé d’être pris en photo. Il affirme n’être pas venu en Tunisie pour s’y installer, mais juste pour se soigner. Pour assurer ses arrières en cas de descente policière, le propriétaire de son logement lui a demandé une copie de son passeport et de son carnet de soin. Mais le jeune homme est loin d’être rassuré.
« Les agresseurs ciblent tout le monde, peu importe ton statut, ta situation, ta nationalité. Il suffit d’avoir la peau noire et l’air d’être venu d’ailleurs ». Des propos confirmés par un jeune épicier tunisien du coin : « Des jeunes, des adolescents notamment, s’organisent en bandes et s’amusent à les provoquer ou à leur piquer leur portables », témoigne-t-il.
Une femme rencontrée sur les lieux a tenu à nous guider dans les ruelles du quartier, pour montrer une habitation où vivent des Subsahariens. Après avoir frappé à la porte, on n’obtiendra pourtant aucune réponse. « Je ne les croise plus ces derniers jours, ils se font discrets. A moins qu’ils aient décampé », se réjouit-elle, se disant « gênée par ce voisinage ».
Où sont donc passés les Subsahariens du quartier ? A cette question, une femme interpellée dans la rue répond l’air dégoûtée: « je viens de voir une Africaine au hammam, j’en sors là. Qu’ils crèvent tous ».
Tensions après le discours de Kais Saied
La situation s’est particulièrement tendue après les propos tenus par le président de la République, Kais Saied, accusant les migrants de vouloir coloniser le pays. Des agressions aux jets de pierres ont ciblé les migrants dans plusieurs zones aussi bien dans le Grand Tunis qu’à Sfax par exemple, rapporte Hassen Hadj Messaoud, de l’ONG Avocats sans frontières (ASF), contacté par Nawaat.
« Il y a même eu un cas de viol d’une jeune femme la semaine dernière. La victime, n’étant pas en situation régulière, n’a pas souhaité porter plainte », souligne-t-il. Et de poursuivre :
Comme elle, des personnes victimes d’agressions physiques ou de vols ne portent pas plainte de peur d’être arrêtés. D’ailleurs ceux qui ont osé le faire l’ont été. Les policiers ont reçu leurs requêtes puis les ont retenus.
A Sfax, la situation est aussi alarmante, témoigne Hanen Ben Hassana, conseiller juridique de l’association Mnemty, à Nawaat. « Les agresseurs s’en prennent à toute personne ayant la peau noire, peu importe qu’elle soit tunisienne ou non, étudiante ou travailleuse, réfugiée ou migrante, en situation légale ou illégale », rapporte-t-elle.
Vendredi 24 février, Fatma Zahra, présidente de l’association Damj pour la justice et l’égalité, a été prise pour cible par des passants à l’avenue Habib Bourguiba, en plein centre de Tunis. D’après le communiqué de l’association, la jeune femme a été victime d’une agression verbale et physique au vu et au su des policiers sur place.
La situation est « déplorable », lance Ferdinand Tohbi, secrétaire général de l’Union des Ivoiriens en Tunisie, contacté par Nawaat. Le militant énumère des dizaines d’agressions qui ont lieu dans le Grand Tunis et dans des régions comme Sfax ou encore Djerba. Des agressions relayées sur les réseaux sociaux.
A la Soukra (gouvernorat de l’Ariana), le militant associatif raconte qu’un immeuble où logent des migrants subsahariens a été incendié par des jeunes Tunisiens, le 23 février. D’autres familles, ayant des enfants en bas âge, ont été chassées de leur logement par leurs bailleurs. Ces familles ont dû trouver refuge à l’ambassade de la Côte d’Ivoire à Tunis comme une centaine de leurs compatriotes, indique-t-il. Des demandes de rapatriement ont été formulées auprès de la chancellerie, ajoute Ferdinand Tohbi.
« Un état de panique s’est emparé des migrants », lance le militant associatif. Alors le mot d’ordre des associations communautaires est de sommer leurs compatriotes ne sortir de chez eux qu’en cas d’urgence et de rester vigilants. Même son de cloche de part des ambassades envers leurs ressortissants. L’ambassade du Cameroun en Tunisie les appelle au calme et à contacter la chancellerie pour un retour volontaire. Quant à l’ambassade du Mali en Tunisie, elle dit suivre « avec la plus grande préoccupation la situation des Maliens en Tunisie ».
Des arrestations systématiques
Depuis début février, ASF a recensé entre 550 et 700 arrestations policières englobant aussi bien le Grand Tunis que Sfax ou Kasserine. Les migrants ont été arrêtés sur leurs lieux de travail ou dans la rue.
Le chef d’inculpation retenu contre eux est « le séjour irrégulier sur le territoire tunisien ». L’anarchie prévaut quand il s’agit de répression policière. « Les procédures ne sont pas respectées. En violation de la loi, les personnes arrêtées ont été privées de traducteurs et d’avocats. Les policiers arrêtent aussi bien les migrants que les réfugiés bénéficiant d’un titre de séjour », témoigne le représentant d’ASF. Certains policiers ont déchiré les papiers présentés par les migrants lors des arrestations, rapporte-t-il. Face aux nombreuses demandes d’assistance juridique, l’ONG ASF se trouve amenée à prioriser les cas à traiter. Les personnes vulnérables sont ainsi prioritaires, indique Hassen Hadj Messaoud.
Contactée par Nawaat, une responsable d’une organisation internationale travaillant auprès de migrants, note que les ONG onusiennes présentes à Tunis sont invitées à rester discrètes et à ne pas faire des déclarations aux médias. D’autant plus que Kais Saied a accusé des organisations de la société civile de fomenter une colonisation de peuplement menée en Tunisie par des sans-papiers subsahariens.
Le spectre d’une crise humanitaire
Le représentant d’ASF craint surtout une crise humanitaire. « Les propriétaires de logements, craignant d’être poursuivis expulsent leurs locataires subsahariens. Idem pour leurs employeurs. Les associations communautaires invitent leurs compatriotes en situation régulière à les loger. Mais ces derniers sont aussi terrorisés, redoutant une descente policière », constate-t-il.
Sans abris et sans ressources, ces personnes sont par conséquent en danger et plus exposées à la violence. « Les Tunisiens précarisés cherchent des bouc-émissaires. Et ce sont cette fois-ci les migrants. Sauf que les agressions et la fragilité dont sont victimes ces derniers engendreront des frustrations et des réactions de leur part. La violence entrainera logiquement la violence », met-il en garde.
Par ses propos hostiles et virulents envers les migrants subsahariens, Kais Saied a ainsi déclenché ainsi une vague de violence aveugle. Les policiers chargés d’appliquer les lois les transgressent à leur tour. Avec en perspective, une crise humanitaire et sécuritaire frappant les maillons les plus vulnérables de la société.
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