Nawaat : Première question, elle est inévitable, pourquoi un américain d’origine égyptienne s’intéresse-t-il à la Tunisie ?

Lotfy Nathan : Je suppose que mes origines égyptiennes y sont pour quelque chose. Vivant en Amérique, j’ai eu de la nostalgie pour mon background. J’ai aussi un parcours dans le documentaire. Et en entendant parler de l’histoire de Bouazizi, j’ai pensé que l’angle était intéressant pour un film, parce qu’il induit des recherches et des informations à  collecter par moi-même, pour les intégrer à mon scénario. Au final, il n’y a pas une raison claire pour faire un film sur la Tunisie. C’est seulement un intérêt pour l’histoire avec le recul d’un étranger. Je pense que la révolution et la ferveur des jeunes ont été une inspiration pour le monde. Le film a pris beaucoup d’années à se faire. Mais ça n’avait pas de sens de faire un film sur Bouazizi. Il s’agissait d’opter pour une histoire plus contemporaine.

Est-ce que vous avez suivi ce qui s’est passé en Egypte avec le même intérêt ?

Ma connexion avec l’Egypte est un peu difficile. Je ne parle pas l’arabe. Ma famille est d’origine égyptienne, mais je suis né en Angleterre. Ma connexion avec l’Egypte est distante… Mais je crois que les gens peuvent faire des films hors de leurs mondes. C’est un truc assez formidable dans l’art que d’avoir différentes perspectives venant de l’extérieur. En particulier aux États-Unis, où il y a énormément de questions sur qui peut raconter quoi. Cette obligation de faire partie de la communauté dont on veut raconter l’histoire pour avoir de la légitimité … Le film aurait  été différent s’il avait été tourné par un Tunisien. Mais je pense quand même que l’authenticité nait de la création et des collaborations. Même aux États-Unis,  je ne me sens pas appartenir à un certain groupe ou culture particulière. C’est peut-être pour cela que je me dis “quelle différence cela fait?”

Que pensez-vous de cette question de nationalité, honnêtement ?

Je pense que c’est stupide. Etre d’un lieu et faire un film sur ce lieu ne vous garantit pas d’être meilleur. Si on regarde l’histoire, on se rend compte que la rivière culturelle est faite de mouvements et qu’il est impossible de définir les gens. Tout ça dépend de votre approche.

Vous êtes aussi producteur. En soumettant votre film à des subventions, vous avez aussi joué sur cette carte de la nationalité. Pour un fond arabe, vous dites que vous êtes Egyptien. Pour un fond européen, j’imagine que c’est différent… Tout d’un coup, la nationalité devient importante ?

(rire) C’est vrai, on en a beaucoup parlé. Honnêtement, on fait tout ce qui est possible et tout ce qu’exige la production d’un film. Malheureusement, et je dis bien malheureusement, on doit jouer le jeu. Le truc avec les films c’est que ça coûte de l’argent et implique énormément de monde. Et il n’y a pas d’autre choix.

Vous êtes aussi le scénariste du film. En écrivant le scénario quels étaient, de votre point de vue, les marqueurs socio-politiques et culturels tunisiens importants ?

Le scénario a vraiment été difficile à écrire parce que je viens initialement du documentaire. J’ai ressenti l’obligation d’être précis dans la représentation. A de nombreuses reprises, j’ai ressenti de la frustration en écrivant sur un endroit  spécifique comme la Tunisie. Je me suis focalisé sur les personnages. C’était une sorte de salut parce que je pouvais m’identifier à eux. Au lieu de me lancer dans un récit politique, je me suis  concentré sur l’histoire des gens, sur les histoires humaines. J’ai écrit le scénario en anglais, sans me soucier du lexique et des mots spécifiques. J’ai écrit ce qui devait se passer en me basant sur mes recherches. J’ai rencontré un mec dans un bar à Sidi Bouzid. Une espèce de marginal qui était très inspirant pour le personnage d’Ali. C’était une tête brûlée. Ce soir-là, il s’est battu et s’est fait jeter du bar. Je suis allé lui parler. J’ai passé deux jours avec lui. J’ai vu sa maison en construction, où il vivait seul. Il avait une vision très cynique du monde qui l’entoure. C’était lui contre le monde entier.

Vous dites que vous ne vouliez pas faire d’Ali un objet politique. Sauf qu’il est à chaque fois confronté à des symboles politiques, à l’Etat, la police, la corruption. Toutes les situations du film sont politiques.

Tu as raison. Mais c’est pour montrer l’impact du politique sur la vie des individus. Cela dit, je ne voulais pas en faire un activiste. Il se retrouve dans ces situations à cause de ce qu’il lui arrive spécifiquement à lui, en tant qu’individu.

Le cinéma arabe veut se libérer des attentes orientalistes de l’Occident et de cette tendance de réduire les personnages à des objets politiques. Les réalisateurs arabes doivent faire énormément de concessions à ce niveau-là  pour réaliser leurs projets. Qu’est-ce que vous en pensez ?

Je ne crois pas qu’il doit y avoir ce genre de paramètres pour faire un film. Et ça ne concerne pas uniquement le monde arabe. Tout le cinéma indépendant est concerné par cette question de concessions, et c’est honteux. C’est déjà très difficile de faire du cinéma indépendant. C’est vrai qu’il y’a des “thématiques évidentes”. Et on a aussi été confronté à ça avec «Harka», parce que c’est une histoire politique. C’était intéressant pour moi parce que je devais le faire comme un film américain, mais en Tunisie. Les Américains ne m’ont pas suivi, parce qu’ils s’en foutent des drames en langue arabe. On a trouvé des partenaires en France qui ont voulu le faire. On a dû trouver les bons partenaires. Mais tu as raison, même dans les festivals, ils ne veulent montrer que certains genres de films.

Ce qui explique que beaucoup de films qui participent à de grands festivals, font un flop commercial dans leurs pays d’origine…

C’est la responsabilité de tout le monde, de pousser l’industrie. Je suis sûr que dans les festivals, ils se disent : bon, on va programmer quelques films arabes. On aime celui-là, mais est-ce qu’il est assez arabe ?

J’ai une question qui peut paraître futile, mais pourquoi le smartphone et internet ne sont pas du tout présents dans votre film ? Même  les deux jeunes sœurs regardent la télé. Le film semble d’une autre époque…

Je n’y ai pas pensé. C’est vrai que la radio et la télévision sont un peu d’une autre époque. On en a parlé au fait. Il y a une scène très rapide où il se fait prêter un téléphone basique pour discuter. Ça permet aussi au film d’être intemporel. Les objets changent tout le temps. C’est un peu un choix superficiel. Je n’aime pas l’esthétique du  smartphone comme objet dans un film. Par ailleurs, on a tourné pendant le Covid. Mais on a fait en sorte que ça ne se voit pas. Je ne voulais aucun indicateur temporel, même si c’était la réalité.

Vous avez tourné en 35 mm ? Alors est-ce que c’est différent ? Comment ça impacte la réalisation sachant que vous ne pouviez tourner que 3 prises par plan ?

Oui, je suis un peu vieux jeu. C’était une décision esthétique. J’aime les caractéristiques de la pellicule. On tournait en juillet, en plein été, de jour en extérieur. Et avec la pellicule, l’extérieur jour est très beau. C’était compliqué pour l’équipe. Mais je voulais profiter du soleil et on n’avait que 24 jours pour tourner le film, 6 jours par semaine. Et même en digital, on ne pouvait faire que trois prises au vu du temps de tournage. Alors autant faire de la pellicule.

Quels sont les films références pour Harka?

Pour le script, c’était la structure du scénario de «Taxi Driver». La première moitié de l’histoire, le gars essaye d’être normal, de trouver un job. Il rencontre une fille, et essaye de participer à la société. Ça ne fonctionne pas, alors il envoie tout balader et devient obsédé par sa vendetta contre le monde. J’aime ce personnage sombre, qui n’est pas nécessairement une bonne personne. Et je crois que c’est plus vrai surtout pour les plus marginalisés dans la société. Pour la photographie, je me suis inspiré de «Kes» de Ken Loach et du western américain. Vu que je ne suis pas d’ici, j’étais dans une approche romantique des paysages.