Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

La question qui mérite aujourd’hui de retenir toute notre attention et à laquelle nous devons répondre sans complaisance, est :

Comment en sommes-nous arrivés là ?

Au moment du déclenchement de la « Révolution » en 2011, nous savions qu’il était difficile et laborieux de concevoir et d’initier un système politique nourri des valeurs démocratiques alors qu’un retour aux pratiques autoritaires et répressives est plus aisé. Nous savons aussi que « la culture démocratique », dont se réclament nos élites politiques manque de profondeur historique et n’a jamais innervé toutes les catégories sociales. Les Tunisiens qui militaient pour la défense des droits de l’Homme et pour les libertés démocratiques depuis l’indépendance ont toujours été une minorité sociale et culturelle. Nous savons de même que l’État post 14 janvier se caractérise par la fragilité de ses institutions, l’instabilité des gouvernements, une application des lois à géométrie variable, etc. De plus, la « révolution tunisienne » « est sans leaders et sans programme » …. Ces facteurs et bien d’autres rendent difficile l’exercice d’une bonne « gouvernance politique » alors même que les défis socio-économiques, sécuritaires, sanitaires, politiques… ne cessent de croître.

Le plus déconcertant durant ces années, c’est qu’aucune véritable réforme des institutions ou dans n’importe quel autre secteur économique et social n’a été initiée par les différentes élites qui se sont succédé au gouvernement et aucune balise institutionnelle à l’instar d’une Cour constitutionnelle n’a été érigée pour contrer les risques éventuels de dérapages et de dérives autoritaires. A titre d’exemple, dans le monde des médias les leçons portant sur les implications des personnes dans le système qui a régenté les médias et l’information sous Ben Ali n’ont jamais été tirées au grand jour ou même, circonscrites si bien que les pratiques et les réflexes de l’ex-système médiatique sont toujours légion et que les anciennes figures largement compromises avec l’ancien système demeurent inamovibles.

Les conséquences de la polarisation de la société

De la fragilité des institutions publiques et de la vulnérabilité des lois censées baliser le processus politique en Tunisie, force est de constater que des lobbies et hommes d’affaires peu scrupuleux ont cherché à noyauter des structures étatiques. Dans ce sillage, les élections présidentielles et législatives de 2019 ont été très éclairantes à ce propos. La manière dont elles furent conduites ainsi que leur déroulement, l’absence de véritables garde-fous, l’issue des résultats et leurs conséquences sur la vie politique portaient en soi les germes de ce qui allait advenir avec le « coup de force » du 25 juillet 2021. En effet, pendant ces élections, les enjeux politico-personnels et les logiques particularistes (affairistes, religieux, politiques, régionalistes…), ont trouvé un terrain propice pour agir sur les politiques publiques, et les calculs des acteurs politiques à la veille des élections se sont entremêlés dans le cours du processus électoral1.

De plus, la polarisation qui s’est emparée de la société tunisienne depuis les élections de l’Assemblée Nationale pour la Constituante en octobre 2011 et qui a engendré des tensions entre « les pro et les anti Ennahdha » a été amplifiée en 2014 avec l’émergence de la figure politique de Béji Caïed Essebsi, qui était plus soucieux de pérenniser le statut quo politique et institutionnel sur fond de « consensus » avec Ennahdha. Cette « configuration consensuelle » aux contours mouvants et imprécis s’est muée pour nombre de militants et d’intellectuels venus d’horizons les plus divers en un terrain propice pour le déploiement et le développement d’intérêts particularistes, d’ambitions personnelles. Quand des militants des partis de gauche renoncent à leurs idéaux progressistes voire révolutionnaires pour renflouer les rangs d’une formation hétéroclite et mouvante du nom de Nida Tounès, ils affaiblissent du coup le camp des progressistes déjà fragilisé et pour certains d’entre eux, s’adonnent aux logiques affairistes, aux ambitions matérielles, que cultive allègrement cette formation ! Quand des intellectuels et militants politiques se laissent séduire par les gratifications du pouvoir en place en daignant accepter décorations, promotions, avantages, sinécure, … en échange de quelques compromissions non avouées… ! Quand des universitaires se servent de leurs «expertises» académiques pour légitimer des pouvoirs politiques et réaliser ainsi leurs appétences personnelles… ! Quand certains militants se réclamant laïques, dénoncent ostensiblement l’islam politique et ses méfaits mais participent simultanément dans des instances aux côtés de leurs adversaires irréductibles… ! Quand d’autres, s’acoquinent avec des prédateurs en tous genres, avec les hommes d’affaires véreux qui règnent dans le monde des médias, de la politique, des affaires, alors que le discours qu’ils déclinent publiquement feint de nous faire croire qu’ils défendent et protègent les lois et règlements en vigueur et qu’ils travaillent pour « l’intérêt du pays » … ! Quand ces mêmes élites au pouvoir se mobilisaient jadis pour appeler de leurs vœux à “la moralisation de la vie publique”, on était amené à nous demander s’il s’agissait là d’un principe pérenne bien assimilé, ou, de circonstance, qu’on cherchait à défendre ou seulement à exhiber !

Dans ce concert de voix concordantes aux intentions les plus dissonantes, il était difficile de séparer le bon grain de l’ivraie !

L’aveuglément de nos élites toutes confondues

Beaucoup de ces élites au pouvoir n’imaginait pas un instant que le « processus démocratique » est loin d’être irréversible et que les menaces qui pèsent sur lui pouvaient le faire voler en éclats.

En fait, l’aveuglément de nos élites toutes confondues par la figure tutélaire de Béji Caïed Essebsi et son pouvoir de séduction qu’il exerçait sur une frange d’entre elles, l’absence de discernement dont elles ont fait preuve durant toutes ces années vont avoir raison d’un processus politique déjà vulnérable. De plus, l’absence de véritables réformes politiques, sociales, régionale…, a conduit à l’approfondissement du clivage – largement perceptible – entre le peuple/l’élite politique dont les causes remontent déjà à la période antérieure à la « Révolution ». Depuis 2011, la polarisation de la société se cristallisait autour de la division irréductible entre les islamistes conservateurs et les sécularistes de tous bords. Aujourd’hui, ce clivage a changé de bord pour porter davantage sur l’opposition entre «les pro et les anti Kais Saied ». Ces divisions en pôles antinomiques sont devenues depuis des sources de méfiance et de suspicion entre Tunisiens, elles n’ont fait qu’alimenter la crise de confiance, accentuer la crise des institutions, et rendu difficile l’émergence d’un nouveau mode de gouvernance dans les rapports gouvernants-gouvernés. C’est là que réside aujourd’hui la source de tous nos maux2 !

Bien évidemment, le président Kais Saied cherche à surfer sur les frustrations et les mécontentements populaires engendrés par ces années de mauvaise gouvernance, de dysfonctionnement institutionnel, de compromissions… et rien ne peut prédire ce que nous réserve l’avenir !

Mais le plus frustrant pour la génération qui s’est investie en faveur de la « transition politique », c’est que la demande démocratique n’a jamais été portée par de larges franges de la population et rien n’a été fait par nos élites dirigeantes pour l’irriguer et la disséminer dans toutes les couches sociales. Résultat: les organisations de la société civile ainsi que les militants politiques qui s’étaient érigés en rempart contre les dérives autoritaires et les atteintes aux libertés ont du mal aujourd’hui à se faire entendre dans la rue.

Face aux difficultés économiques et sociales de tous les jours, la principale préoccupation des Tunisiens porte davantage sur la lutte contre les injustices de toutes sortes, sur l’amélioration de leur pouvoir d’achat, sur la répartition équitable des richesses du pays, sur les équilibres régionaux…, bref, revenir aux fondamentaux de la « Révolution » : Dignité, liberté, justice sociale.

Il serait toutefois regrettable que ce recentrage sur les questions économiques et sociales serve de prétexte ou d’alibi pour les pouvoirs en place pour enterrer ou nous éloigner de nos aspirations aux libertés et à la démocratie.

Notes

  1. Larbi Chouikha, (2019) Le processus électoral tunisien en 2019 : instabilité institutionnelle et jeu des acteurs, in Revista de Estudios Internacionales Mediterráneos.
  2. Larbi Chouikha, (2013) Tunisie, un appel à la raison et à la démocratisation, in Orient XXI.