Bien que confiné dans l’étroitesse de son format, Angle mort s’impose sans conteste comme un film fort et nécessaire. Délaissant pour un temps le terrain de la fiction où il a donné de bonnes propositions comme La Laine sur le dos, et de moins bonnes à l’instar de Demain dès l’aube, Lotfi Achour signe son premier documentaire animé. C’est un court-métrage d’une rare justesse et d’une grande maturité, à la finalité et la démarche salutaires. Car dans la Tunisie post-révolution, où la justice transitionnelle n’est pas à l’abri des dérives, le fantôme des crimes d’État et de l’impunité systémique est plus que jamais présent. Centré sur un nom et une voix, ceux de Kamel Matmati, le film s’empare d’un cas des plus emblématiques de disparition forcée. Il s’élève contre le risque d’ensevelir l’histoire et la mémoire des victimes de la dictature, en en déconstruisant les usages politiques qui ne font qu’enterrer davantage leurs récits et consacrer par conséquent toute une culture de l’amnésie. Il faut voir ce court-métrage – en attendant le long.

Hors-champ d’une disparition forcée

Nécessaire, Angle mort ne l’est pas tant par le besoin de combler un déficit d’images que par l’exigence de soulever la voix des victimes à laquelle le cinéma tunisien ne s’est pas encore intéressé, ou très rarement. Les faits, remontant à l’époque des grandes rafles sous la dictature de Ben Ali, font froid dans le dos : dans la nuit du 7 au 8 octobre 1991, Kamal Matmati est arrêté sur son lieu de travail à Gabès, enlevé et torturé par les services de renseignement, avant de rendre l’âme au bout de huit heures d’interrogatoire dans les locaux de la police. Son sort reste inconnu de sa famille. Pire encore : un an après, alors qu’elle le savait mort, la justice condamnera la victime à 17 ans de prison par contumace. Si la révolution a permis qu’un procès revienne en 2012 sur cette disparition forcée devant les chambres spécialisées en justice transitionnelle, l’enquête judiciaire sera vite clôturée en raison de la prescription des faits. Ce n’est qu’en 2016 que les travaux de l’Instance Vérité et Dignité vont conduire l’État à reconnaître la mort du jeune militant islamiste, sans que son corps soit retrouvé. Si Lotfi Achour réhabilite la vraie version des faits, c’est en renonçant à laisser le récit officiel s’en accaparer le dernier mot. Il s’agit littéralement de rembobiner le film sensible, c’est-à-dire la vieille pellicule d’une fiction d’État, mais du point de vue de la victime, car la seule à pouvoir témoigner, et de donner ainsi à voir ce que les appareils de refoulement institutionnels ont mis hors de toute visibilité.

Sur ce dossier que l’on sait fort perméable aux glissements de toutes sortes, le cinéaste loge son Angle mort entre l’abscisse d’un récit à la première personne et l’ordonnée d’une mise en abyme. Comment rétablir une vérité quand les archives manquent et que le récit officiel manipule les faits ? En faisant travailler cette manipulation à contre-emploi par les moyens mêmes qui lui ont permis de faire ombre sur la vérité. Ce jeu en abyme est chevillé à l’histoire d’un corps qui revient de loin, que l’on tient pour introuvable et qu’il faut tendre l’oreille pour entendre. Or si, par le truchement de sa voix off reconstituée jusque dans son accent idiomatique du sud, Matmati remet ici en scène la mise en scène même du crime, il y a ce qu’on ne saurait reconstituer et qu’il faut néanmoins rétablir : la vérité. En reconstituant les épisodes de sa disparition organisée, depuis l’arrestation jusqu’à son enterrement clandestin en passant par le procès, le protagoniste se réapproprie le droit de parole qu’on lui a refusé, et fait montre d’une lucidité quand il relève les failles d’une affaire montée de toutes pièces. Il ne s’agit donc pas simplement de restituer des faits, mais surtout de recoller à la disparition son hors-champ. Le film ne dresse pas pour autant un cénotaphe ; il maintient la force de contestation à laquelle un crime d’État donne peu de chances de se soustraire. Cette contestation, quand ce n’est pas la voix réflexive et sans pathos qui la décortique, ce sont les images qui la remuent. D’où l’enjeu, pour Angle mort, d’investir sa proposition documentaire d’un régime d’animation protéiforme, propice à la restitution d’une mémoire personnelle traumatisée.

Vérité privée d’archive

Faire revenir un mort à la vie, et le faire parler en revenant, exige une dramatique dosée qui prend le relais d’une impossibilité de représentation. Le procédé allie une mise en situation lacunaire de la descente en enfer de la victime, et la reconstitution du parcours de la mère, à la démarche lente et difficile, écumant les prisons à la recherche de son fils. Si le point de vue de Matmati est rivé à sa mémoire, au ressac d’un souvenir obsédant du témoin oculaire qu’il fut, c’est pour rompre le silence organisé et imposé qui a longuement pesé sur le récit falsifié des événements. L’agencement des images n’échappe pas à cette logique du retour du refoulé, et on comprend vite en quoi la fonction du témoignage ici impose à l’histoire de se racheter, et aux images de réanimer l’inanimé. C’est dire que l’usage des ressources de l’animation, en cousines du théâtre d’ombre, a pour fonction de participer à la remise en scène de ce crime fantôme. Et sans s’en tenir au réalisme des images, cette remise en scène démultiplie, au sein d’une partition associant et opposant champ du réel au contrechamp de la fiction, le potentiel de contestation que permettent certains modes d’animation. C’est pour cette raison qu’à moins d’être le lieu d’une reconstitution, le témoignage est au moins la matière d’une réhabilitation : celle d’une vérité privée d’archive.

Car c’est bien de vérité qu’il est question, et toute la mise en scène consistera à en décliner les contrariétés. Faisant mine de sobriété, le travail de la représentation qu’engage Lotfi Achour ne désavoue pas pour autant la complexité du dossier. En effet, sa façon de travailler la matière proposée tend la matrice plastique du film entre des zones d’ombres et des filtres aux textures instables, griffées en noir et blanc ou, parfois, en couleurs sang. On serait peut-être bien en peine de décrire la subtile fécondité de ce mélange de matériaux, prêt à déborder toute reconstitution, tant la remontée des images mentales est à la mesure de la complexité de l’affaire et des péripéties exposées en contrepoint ou à l’unisson de la voix off. Entre la victime et ses bourreaux, la représentation de la violence et des pires sévices infligés à Matmati opère selon deux modes, où l’austérité n’empêche pas l’impureté figurative. D’une part, les corps sont sciemment brouillés jusque dans la matérialité de l’écran, frayant avec l’esthétique found footage. D’autre part, un effet d’écran pixellisé pourfend les visages qui portent le poids de la violence, rendus à leurs silhouettes fugitives ou à l’arraché, porteurs d’une charge  allusive que l’animation maintient dans une permanence quasi-spectrale, toute imprégnée d’une lenteur propre à la persistance rétinienne de la hantise et de la revenance. Au risque d’investir leur potentiel de fiction, le montage confère à ce concentré acide une portée menaçante, au point d’opacifier ce qui s’imprime à l’écran, pour épaissir l’atmosphère glauque d’une terreur diffuse. Sans doute est-ce dans la volonté de lever un coin du tableau que le film joue, en partie, à se mettre au diapason de cette obscurité qui, pendant trente ans, s’est étendue sur l’affaire.

Mais cette manière de creuser les aspérités de l’affaire Matmati ne serait qu’une dénonciation convenue si Angle mort s’en tenait là. Car si contestation il y a, c’est également à l’usage des archives qu’on la doit. Sans forcer la note, Lotfi Achour prend soin de ne pas en faire un prétexte à illustration au moment où il les surimprime à l’écran ; reléguées plutôt en toile de fond, elles défilent en accéléré sous des portraits de victimes et des visages floutés des responsables de ce crime organisé. Si cet usage reconduit verdict et rapport d’autopsie à une certaine illisibilité et trouble ainsi l’effet de réel, c’est pour renforcer l’invraisemblance du scénario qui a présidé à leur mise en place. En accentuant par là cette déréalisation, le film réussit à déplacer le statut de ces documents et affaiblir donc leur supposée valeur probatoire. En cela, l’intention de rendre justice aux victimes de la dictature trouve dans l’humilité bienvenue de ce documentaire animé une qualité de regard qui la dépasse. Et ce n’est pas le moindre des mérites que l’on reconnaîtra à ce court de Lotfi Achour, incontestablement un des meilleurs de la décennie.