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La liberté d’association fait partie intégrante des droits humains qui sont reconnus à toute personne en vertu de l’article 35 de la Constitution tunisienne de 2014 et qu’on ne peut restreindre ou limiter selon l’article 49 de la même Constitution que « pour répondre aux exigences d’un État civil et démocratique, et en vue de sauvegarder les droits d’autrui ou les impératifs de la sûreté publique, de la défense nationale, de la santé publique ou de la moralité publique tout en respectant la proportionnalité entre ces restrictions et leurs justifications. Les instances juridictionnelles assurent la protection des droits et libertés contre toute atteinte ».

Ces dispositions sont confirmées par l’article 22 alinéa 2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques qui admet les restrictions lorsqu’elles sont « nécessaires dans une société démocratique, dans l’intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté publique, de l’ordre public, ou pour protéger la santé ou la moralité publiques ou les droits et les libertés d’autrui. Le présent article n’empêche pas de soumettre à des restrictions légales l’exercice de ce droit par les membres des forces armées et de la police».

Depuis 2011, le décret-loi n°2011-88 est venu annuler l’arsenal juridique applicable depuis l’adoption de la loi du 7 novembre 1959 qui a été instrumentalisé par les pouvoirs publics successifs à l’encontre des associations qui ont joué le rôle de contrepouvoir et se sont opposées à la politique antidémocratique de l’ancien régime pour garantir la liberté d’association conformément aux standards internationaux.

C’est ce texte qui a permis l’éclosion des associations et leur a donné les instruments juridiques qui leur permettent de jouer un rôle très important notamment lors de l’écriture de la constitution ou pour la défense des droits humains d’une façon générale[1].

Aujourd’hui, ce texte est contesté par les pouvoirs publics et est l’objet d’un projet de modification de certaines de ses dispositions.

A priori, le projet de décret-loi est venu combler une lacune qui existe depuis 2011, en dotant les organisations non gouvernementales ou leurs sections d’un statut juridique dont elles jouissaient auparavant par la loi de 1993 sur les organisations non gouvernementales[2]. Mais en réalité, ce texte a restreint la liberté d’association dans ses différentes dispositions en renforçant le contrôle sur leurs activités et leur financement.

Le contexte

Il faut noter que la Tunisie a été classée dans une première liste noire des paradis fiscaux, puis dans une seconde liste réservée aux pays tiers susceptibles d’être fortement exposés au blanchiment de capitaux et au financement du terrorisme suite à un rapport émis par l’Action Financière du Moyen-Orient et de l’Afrique du nord (GAFI-MOAN). Il s’agit du « rapport d’évaluation mutuelle »[3] de 2016 où il a été mentionné que «l’effectivité du contrôle opéré par la direction générale des associations est limitée par le manque de moyens qui y sont alloués. Les départements de contrôles ne disposent pas des ressources humaines suffisantes pour vérifier le respect de la réglementation, analyser les informations collectées et vérifier la véracité des informations juridiques et comptables fournies par les associations».

Par conséquent, les autorités ont pris l’engagement de mettre en œuvre un plan d’action pour contrôler les finances des entreprises et des associations et mettre en place un régime de sanctions financières ciblées pleinement lié au terrorisme et surveiller de manière appropriée le secteur associatif[4].

A cet effet, une première loi est intervenue en 2018 : l aloi n° 2018-52 du 29 octobre 2018, relative au Registre national des entreprises. Même si cette loi vise, a priori, dans son article premier, à renforcer la transparence des données économiques et financières des entreprises économiques et des associations afin de les conserver et les mettre à la disposition du public et des structures de l’Etat concernées par ces informations, il n’en demeure pas moins qu’elle va introduire un nouveau système de contrôle des activités des associations et par là même, entraver  la liberté des associations.

C’est d’ailleurs ce qui a été mentionné dans les Observations préliminaires du Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit de réunion pacifique et d’association, Clément Nyaletsossi Voule, à l’issue de sa visite en Tunisie en 2018. «L’adoption de la loi 30-2018 sur le registre national des entreprises et l’insertion des associations comme entité soumise à ce registre suscite des interrogations et des craintes sur l’utilisation de ce registre pour restreindre l’espace de la société civile. Selon les informations reçues pendant ma visite, la raison d’être de l’adoption de cette loi est d’assurer la transparence du financement des associations et la responsabilité des associations de déclarer officiellement leur existence, ce qui crée un nouveau régime parallèle à celui du décret-loi 88 mélangeant les associations à but non-lucratif avec celles des entreprises à but lucratif.

J’estime que l’insertion des associations dans cette nouvelle loi est regrettable, car l’application d’un tel régime créerait un environnement défavorable pour la vie associative en Tunisie en imposant un nouveau régime très lourd, surtout pour les petites associations, qui seront dans l’incapacité de satisfaire les exigences financières et matérielles de l’enregistrement. De plus, des sanctions lourdes imposées par ce nouveau régime pour omission ou négligence d’enregistrement sont disproportionnées si l’on considère la nature humanitaire et non-lucrative des associations. De plus, cette loi crée un nouveau journal parallèle au journal officiel dans lequel les entités visées par la loi sont obligées de publier leurs opérations.

Je voudrais également souligner qu’en appliquant des mesures de contrôle axées spécifiquement sur les organisations de la société civile, très peu de cas de financement du terrorisme ont été détectés. Ce qu’il faudrait, c’est plutôt renforcer le renseignement financier ».

La deuxième loi qu’on peut citer est la Loi organique n° 2019-9 du 23 janvier 2019, modifiant et complétant la loi organique n° 2015-26 du 7 août 2015, relative à la lutte contre le terrorisme et à la répression du blanchiment d’argent. Cette loi a obligé les associations à adopter des gestes prudentiels dont notamment le fait de s’abstenir de recevoir des dons ou subventions provenant de l’étranger sans le concours d’un intermédiaire agrée résidant en Tunisie, de s’abstenir de recevoir des dons ou subventions dont l’origine est inconnue ou dépassant un plafond fixé par la loi, de s’abstenir de recevoir des dons sauf si la loi le permet.

A tous ces textes qui se rapportent directement à la liberté d’association, il faut ajouter les décrets successifs maintenant l’état d’urgence et surtout le décret présidentiel n° 2021-117 du 22 septembre 2021 relatif aux mesures exceptionnelles qui attribue au Président de la République l’adoption de « décret-loi relatif à l’organisation des partis politiques, des syndicats, des associations, des organisations et des ordres professionnels ainsi que leur financement », tout en ajoutant dans l’article 4 que « lors de l’édiction de décrets lois, il ne peut être porté atteinte aux acquis en matière de droits de l’Homme et de libertés garantis par le système juridique national et international ».

Dans ce contexte, le système de contrôle des associations va être consolidé par le projet de décret-loi modifiant le décret-loi n°88-2011 relatif à la liberté d’association.

Contrôles restrictifs de la liberté d’association

L’article premier du projet de décret-loi qui porte sur le but du texte, à savoir la garantie de l’exercice de la liberté d’association et la préservation de son indépendance comme cela était prévu en 2011, trahit l’intention du législateur de contrôler cette liberté en insérant parmi ces buts la détermination des règles de fonctionnement, de financement et de contrôle de ces associations.

A cet effet, le projet de décret-loi va renforcer l’intervention de l’administration même s’il maintient le régime de la déclaration tel que prévu à l’article 10.

Alors que les personnes désirant constituer une association doivent simplement adresser au secrétaire général du gouvernement une lettre recommandée avec accusé de réception et attendre la réception de cet  accusé pour déposer dans un délai n’excédant pas sept (7) jours, une annonce à l’Imprimerie Officielle de la République Tunisienne indiquant la dénomination de l’association, son objet, ses objectifs, et son siège, accompagnée d’un exemplaire du procès-verbal susmentionné (Art. 11 – Premièrement), dans l’actuel projet, l’article 10 ajoute une disposition pour donner à  l’administration un pouvoir discrétionnaire de refus de la constitution d’une association au cas où les dispositions du statut contredisent les articles 3 ,4 et 10. En somme, toute association qui ne respecte les principes de l’Etat de droit, de la démocratie, de la pluralité, de la transparence, de l’égalité et des droits de l’homme, qui s’appuie dans ses statuts, programmes ou activités sur l’incitation à la violence, à la haine, à l’intolérance et à la discrimination fondée sur la religion, le sexe ou la région ou qui exerce des activités commerciales, collecte des fonds pour soutenir des partis politiques ou des candidats indépendants , ou enfin qui ne respecte pas les formalités exigées pour la constitution des associations.

Se pose alors un problème d’appréciation : en vertu de quel critère et sur quelle base peut-on affirmer que l’association n’a pas respecté ces dispositions ?

Ce pouvoir de refus de constitution, qui était déjà prévu pour les associations internationales voulant s’établir en Tunisie, a vocation à s’étendre aux associations nationales. Le refus pourra certes être contesté devant le tribunal administratif. Cependant, les délais excessifs pour statuer même pour la procédure d’urgence (au minimum trois mois pour un jugement de sursis à exécution) sont à même d’entraver le droit des associations victimes d’abus à accéder à la justice.

D’un autre côté, alors que dans l’article 12 du décret-loi n°88-2011, l’association est réputée légalement constituée à compter du jour de l’envoi de la lettre mentionnée à l’article dix (10) et acquiert la personnalité morale à partir de la date de publication de l’annonce au Journal Officiel de la République Tunisienne, dans le nouveau texte du projet, l’association ne peut être déclarée légale qu’après publication de l’annonce de création au Journal officiel de la république tunisienne (JORT). En outre, pour publier l’annonce de création de leur association au JORT, les fondateurs devront fournir une copie des statuts signés par l’administration alors qu’actuellement, il leur suffit de fournir l’accusé de réception de la demande de création.

En matière de dissolution des associations, une nouvelle prérogative a été conférée à l’administration pour accroître son contrôle sur les activités des associations. Alors que dans le texte actuel, (Art. 33 – Premièrement), la dissolution de l’association est soit volontaire par décision de ses membres conformément aux statuts, soit judiciaire en vertu d’un jugement du tribunal. Le projet de décret-loi a ajouté une autre possibilité de dissolution, la dissolution automatique, suite à une décision motivée de l’administration chargée des affaires des associations auprès de la présidence du gouvernement. Et en vertu de l’alinéa 4 de cet article, cette dissolution automatique concerne le cas où une association légalement constituée et enregistrée au Registre national des associations est considérée comme n’ayant plus d’existence réelle et effective en raison de la non-tenue de ses réunions périodiques ou du non-exercice de ses activités durant trois sessions successives. La dissolution automatique peut être contestée devant le tribunal administratif mais la procédure pèche par excès de lenteur comme cela a été évoqué plus haut.

De même, le projet de décret-loi a renforcé le contrôle du financement étranger des associations. Ainsi, l’article 35 du projet interdit aux associations d’accepter des aides étrangères, dons ou donations non autorisés par la Commission tunisienne d’analyses financières. Cette commission, créée en 2015 par la loi relative à la lutte contre le terrorisme et à la répression du blanchiment d’argent, dispose donc de la capacité d’émettre un avis conforme et préalable à tout financement étranger qu’il émane d’un gouvernement, d’une fondation ou d’une association. La délivrance de l’autorisation n’est soumise à aucun délai. Cette nouvelle procédure devrait être strictement encadrée pour garantir qu’elle ne puisse pas être utilisée afin d’entraver le financement et donc le fonctionnement d’associations ayant des activités ou des opinions qui contrarient les autorités publiques.

Une dernière disposition restrictive des droits politiques doit être mentionnée, celle de l’article 4 qui interdit aux dirigeants des associations de se présenter aux élections présidentielles, législatives ou municipales dans des listes partisanes ou indépendantes sauf s’ils ont abandonné leurs responsabilités 3 ans au moins avant la tenue de ces élections. Cette disposition nous rappelle la modification de la loi du 7 novembre 1959 sur les associations de 1992 qui est venue restreindre les droits et libertés des dirigeants associatifs au cas où ils cumulaient les fonctions dans des partis politiques.

En conclusion, nous sommes en mesure de constater que le projet de décret-loi vise à restreindre le champ d’application de la liberté d’association et à renforcer les mécanismes de contrôle de la vie associative pour que la société civile ne joue pas le rôle qui lui est dévolu, celui de contrepouvoir.

Aussi, est-il recommandé, au lieu de modifier le texte, de :

  • Protéger la liberté d’association conformément aux standards internationaux.
  • Maintenir le décret-loi n°88-2011 dans son état pour préserver la liberté d’association et permettre l’épanouissement et la consolidation de la société civile.
  • Veiller à appliquer l’intégralité de ses dispositions sur les associations qui ne les respectent pas.
  • Adopter des sanctions à l’égard des associations qui financent le terrorisme au lieu d’étendre les restrictions à l’égard de l’ensemble des associations.

 

NOTES

[1]Au 8 février 2022 ,on compte 24.224 associations. http://www.ifeda.org.tn/stats/arabe.pdf

[2]Loi organique n°93-80 du 26 juillet 1993 relative à l’installation des organisations non gouvernementales en Tunisie. JORT N°56 du 30 juillet 1993 Loi abrogée par le Décret-loi n°88-2011  relative aux associations.

[3] Rapport intitulé « Mesures de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme Tunisie »,

[4]Depuis novembre 2017,  lorsque la Tunisie a pris l’engagement politique de haut niveau de collaborer avec le GAFI et le MENAFATF afin de renforcer l’efficacité de son régime de LBC / FT et de remédier aux éventuelles carences techniques,  la Tunisie a pris des mesures pour améliorer son régime de LBC / FT, notamment: en publiant un décret d’application de sanctions financières ciblées liées au terrorisme, en préparant des manuels de supervision LBC / FT, en organisant des formations sur la supervision LBC / FT pour les autorités compétentes et en augmentant les ressources humaines de la cellule de renseignement financier.

La Tunisie devrait continuer à travailler à la mise en œuvre de son plan d’action pour remédier à ses lacunes, notamment:

(1) en mettant en place une supervision LBC / FT du secteur financier basée sur les risques et en intégrant pleinement les entreprises et professions non financières désignées dans son régime de LBC / FT;

(2) la tenue de registres commerciaux complets et à jour et le renforcement du système de sanctions en cas de violation des obligations de transparence

(3) accroître l’efficacité du traitement des rapports de transaction suspecte en allouant les ressources nécessaires à la cellule de renseignement financier

4) mettre en place un régime de sanctions financières ciblées pleinement lié au terrorisme et surveiller de manière appropriée le secteur associatif

et (5) l’établissement et la mise en œuvre de sanctions financières ciblées liées aux ADM.

http://www.fatf-gafi.org/countries/a-c/bosniaandherzegovina/documents/fatf-compliance-february-2018.html

Tunisie. http://www.fatf-gafi.org/countries/a-c/bosniaandherzegovina/documents/fatf-compliance-february-2018.html