Depuis son virage 80, après avoir endossé les habits du Grand Commandeur, voici que le président de la République verse dans les envolées messianiques. La volonté du peuple et Dieu lui-même sont invoqués comme autant d’incantations destinées à asseoir le nouvel ordre saiedien. Le voici prêchant dans une langue se voulant coranique, vouant aux gémonies les corrompus et les «ennemis du peuple».
Le président de la République les désigne ainsi, sans jamais les nommer. Il qualifiera ainsi les spéculateurs de « voleurs », et les traitera de « criminels », le 24 août. Le 11 octobre 2021, ses adversaires seront comparés à des «agents de l’étranger ». Ses détracteurs seront même à l’occasion qualifiés d’« ivrognes ». Le président haussera le ton pour un atteindre un registre apocalyptique. Ses adversaires seront ainsi traités d’« insectes », de « fauves et de hyènes », lors de la cérémonie d’investiture du gouvernement de Najla Bouden, le 11 octobre. Et le lexique présidentiel s’enrichira notamment des termes « vampires », « criquets », et autres noms d’oiseaux…
Déshumanisation des adversaires
Pour le sociologue Mounir Saidani, la parabole animalière est « un procédé de déshumanisation et par conséquent de rabaissement, servant à légitimer son combat face à ses adversaires », souligne-t-il à Nawaat. Quant à la remise en cause récurrente de leur patriotisme, Saidani y voit une allusion à « la moralisation de l’action politique. Elle renvoie à la principale cause martelée par Saied pour justifier le virage du 25 juillet, en l’occurrence, la lutte contre les corrompus ».
Cette guerre que Saied dit mener contre ces corrompus, il la présente comme une mission divine : « Comment vais-je me présenter devant Dieu le jour du jugement dernier alors que ces Tunisiens et Tunisiennes meurent tous les jours ». « J’assume mes responsabilités devant Dieu, le peuple et l’Histoire », répète-t-il. Et c’est « Dieu, là-haut et le peuple sur terre » qui vont juger ses actions, affirme-t-il.
« Tous les discours du président de la République reproduisent le même champ lexical, brodant sur les mêmes thèmes. Ce ne sont pas uniquement des figures de style, mais une métaphore qui lui permet d’esquisser une certaine représentation de la politique. Ses discours tendent à faire valoir cette représentation pour que ses auditeurs se l’approprient », explique le sociologue.
Et de poursuivre : « Il est au centre de cette représentation, combattant, presque solitaire, contre tous, ou du moins contre un front formé par ceux qu’il tient à dépeindre à grands traits moralisateurs et dénigrants. A l’occasion, il tourne en ridicule ses opposants, en déclarant par exemple ‘’ceux qui veulent une feuille de route, qu’ils ouvrent des manuels de géographie’’. Dans ce combat, il est au centre d’une configuration à cinq tenants : le peuple (« le peuple arrachera ses droits »), l’Histoire, Dieu et la révolution. Tous les quatre sont de son côté. Ceux qui ne le sont pas sont des ennemis ». Toute une représentation destinée à battre le tambour « d’une bataille pour la libération nationale ».
Background conservateur
Ancien enseignant de Droit constitutionnel, Kais Saied n’a jamais été un opposant à la dictature de Ben Ali. Tout au long de sa carrière d’universitaire, il a évité d’enseigner le chapitre dédié aux régimes politiques. Mais dans ses cours, Saied a toujours préféré l’usage de l’arabe classique, assorti d’une posture théâtrale. En cela, il est dans la continuité de ce qu’il a toujours été. « Le style et le lexique dénotent d’un homme conservateur. Cela reflète un background religieux perceptible aussi bien dans le discours que dans la pensée », constate Wahid Ferchichi, juriste, ancien collègue de Saied et fondateur de l’Association de défense des libertés individuelles (ADLI).
Sur les questions sociétales, Saied s’est toujours exprimé contre l’égalité dans l’héritage. Il considère les défenseurs des minorités sexuelles comme étant à la solde des étrangers, visant à « promouvoir l’homosexualité ». Il prône la liberté de création mais seulement quand elle ne porte pas atteinte aux valeurs de la société. Un positionnement qui lui a valu le soutien d’une frange des islamistes pendant les élections présidentielles en 2019. Même après avoir renversé le pouvoir d’Ennahdha, Saied bénéfice encore d’une certaine popularité au sein de la frange conservatrice de la population. « Le président de la République a su capter une partie de l’électorat d’Ennahdha. C’est un homme qui les rassure du point de vue religieux », relève Ferchichi.
Et Kais Saied ne séduit pas uniquement les Tunisiens aux penchants islamistes, il touche aussi particulièrement les nationalistes arabes. « En témoigne, l’adhésion totale du Mouvement du peuple. Le lexique nationaliste évoque l’image du Zaʿīm, et la figure de Jamel Abdennasser », constate le juriste. Dans ses envolées contre l’intervention étrangère en Tunisie, le président de la République rappelle la posture de l’ancien leader égyptien.
Une posture dangereuse
Le 28 octobre, lors d’un conseil des ministres, le président de la République a appelé ceux qu’il a désignés comme « les citoyens sincères » à « purifier le pays de ceux qui les ont spoliés ». « La rhétorique de Saied est émaillée de propos violents et d’incitation à la haine », alerte Wahid Ferchichi. « C’est un discours qui pourrait encourager une partie de ses supporters à passer à l’acte en lynchant ses adversaires », précise-t-il.
En effet, le président de la République promet que ses ennemis « rendront des comptes », qu’ils seront « jetés dans la poubelle de l’histoire ». Ces mises en garde drapées dans un langage religieux augurent d’un danger, estime le représentant de l’ADLI. « Il ne faut pas oublier qu’entre 2011 et 2013, on a vécu une atmosphère inquisitoriale similaire orchestrée par les islamistes. Leurs adversaires étaient traités de mécréants. Avec Saied, on ne recourt plus à l’anathème, au takfir mais aux accusations de traîtrise ».
Ferchichi relève également la tendance du président de la République à justifier dans ses discours le virage du 25 juillet. En effet, Saied n’a cessé de répéter en toute occasion qu’il a agi dans le cadre de la Constitution, à rappeler la situation de l’avant le 25 juillet qui l’a poussée à intervenir, etc. « Il est tout le temps sur la défensive, cela dénote d’une certaine hésitation. Il a l’air de ne pas être sûr de ce qu’il fait », s’inquiète le fondateur de l’ADLI.
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