Au cœur de la foule, Damino se tenait fermement face aux rangs serrés des policiers, derrière les barrières de fer destinées à empêcher les manifestants d’atteindre le siège du parlement, au Bardo. En ce mardi 26 janvier, elle brandissait une pancarte clamant « système corrompu, des flics au gouvernement ». Un slogan qui lui a value d’être traînée derrière les barrières, jusqu’au rassemblement massif des agents de police. Soustraite à la vue des protestataires, les policiers ont menacée de lui coller une accusation d’atteinte à un agent si elle retournait auprès des manifestants.
Damino a déclaré à Nawaat: « Ils m’ont interrogé dans leur langage habituel. L’un d’entre eux a menacé qu’ils feraient de moi ce qu’ils voudraient en l’absence de mes camarades. Des agents ont essayé de retirer mon masque et mon chapeau pour déterminer mon identité. Un policier a lancé, sur un ton moqueur : « Es-tu un homme ou une femme? » Un autre a lâché, je veux te prendre en photo pour faire du cliché un mème à diffuser sur les réseaux sociaux ».
Ce jour là, Damino donnait de la voix, parmi les autres contestataires s’élevant contre la corruption. Plus de 1600 personnes ont été arrêtées pour avoir participé aux manifestations ou encouragé les mouvements de colère sur les réseaux sociaux, selon les estimations de la Ligue tunisienne de défense des droits de l’homme.
Rejetés par l’Etat
« Damino » est active au sein du Collectif Intersex tunisien. Elle préfère ce nom à celui de « E.A » car il lui rappelle son sexe assigné à la naissance, avant que son identité ne soit légalement modifiée. Les personnes intersexes présentent des caractères sexuels (génitaux, gonadiques ou chromosomiques) qui ne correspondent pas aux définitions classiques de la masculinité ou de la féminité. Cette différence peut apparaître avant ou après la naissance ou à la puberté. Selon Amnesty International, 1,7% des enfants viennent chaque année au monde avec ces différences. Dans notre pays, le Collectif Intersex tunisien entend défendre leurs droits, y compris celui de choisir leur identité de genre.
« Les Tunisiens intersexes ont été rejetés par l’Etat, comme certains d’entre eux ont rejetés leur propre corps après avoir subi des opérations contre leur volonté pour se faire accepter par la société », déconce Damino. Et d’ajouter : « Queers et intersexes défendront les revendications sociales et économiques des Tunisiens. Même si à cause de leurs différences, l’Etat ne les considère pas comme des humains ».
Sur le plan juridique, en Tunisie, l’examen de ces dossiers relève de la conscience des magistrats. Ainsi, en 1990, la justice a dû trancher en faveur d’Amir, qui s’est révélé à l’âge de la puberté, être une femme. En 1993, le tribunal rejettera le changement de sexe dans l’affaire dite de « Sami Samia ». Le juge a fondé son verdict sur le huitième verset de la sourate Al-Raad et d’un hadith prophétique.
Par conséquent, Damino considère que les Queers comme les personnes intersexes mènent un combat contre le système judiciaire, le ministère de la Santé et l’ordre régnant dans son ensemble. A noter que le Collectif Intersex tunisien a appelé, via sa page Facebook, ses membres et sympathisants à participer aux récentes manifestations.
« Nous essayons progressivement d’afficher notre existence à travers le Collectif Intersex tunisien ou des associations telles que l’Initiative Mawjoudin pour l’égalité. Nous devons nous faire connaitre et montrer ce que signifie être intersexe d’une manière scientifique mais vulgarisée », déclare-t-elle.
Inclusion progressive au sein de la mouvance protestataire
Mardi 26 janvier a été une dure journée pour Damino. Mais l’impact de son interpellation par la police en marge des manifestations au Bardo, a été atténué par son sentiment de sécurité dans la foule des jeunes protestataires. Parmi les manifestants avec qui elle partageait les mêmes revendications, Damino ne craignait ni les railleries ni les agressions. D’autant plus qu’elle n’était pas la seule activiste Queer à s’illustrer en première ligne, lors des manifestations.
L’image de Firas embrassant sa petite amie devant les barrages policiers le samedi 23 janvier, dans l’avenue Habib Bourguiba, a suscité une houle de commentaires. Certain ont approuvé, d’autres y ont vu une imitation des manifestants libanais ou français. Tandis que les plus conservateurs auront dénoncé l’entorse à la moralité. Mais depuis la diffusion de cette photo sur les réseaux sociaux, Firas déclare appréhender de marcher seul dans la rue, avouant sa crainte d’être arrêté.
« Dès qu’un policier découvre votre différence, vous pouvez être arrêté dans la rue. Il peut vous coller une accusations de trouble à l’ordre public », dit-il. Cependant, malgré son appréhension, Firas fait part de sa fierté de la remarquable participation de la communauté Queer dans les manifestations.
« Notre présence dans les récents mouvements est le résultat d’un processus entamé depuis 2011. Nous avons fait face à un gros problème, à savoir la rue monopolisée par les personnes cisgenres. Pendant cette période et jusqu’à l’année dernière, pour les Queers, la simple apparition dans l’espace était un grand problème et pouvait même constituer un danger. Et cela, que ce soit pendant les manifestations ou en temps normal », rapporte Firas à Nawaat.
Depuis les manifestations d’octobre dernier contre l’adoption du projet de loi relatif à la répression des atteintes contre les forces de sécurité, les interpellations des activistes Queers se sont multipliées. L’arrestation de Hamza Nasri et de Saif Ayadi, membres de l’Association tunisienne pour la Justice et l’égalité Damj, a même suscité un élan de sympathie. De quoi battre en brèche les campagnes de dénigrement menées sur Facebook via les pages des syndicats sécuritaires et des partis au pouvoir.
Ainsi, ces activistes qui se sont exposés à moult reprises en première ligne des manifestants, appelant à la défense des libertés, et scandant des revendication sociales, ont permis d’accorder aux Queer plus de visibilité dans l’espace public.
A cet égard, Firas déclare: « Bien que nous défendions les mêmes revendications, nous avons dû faire face à une espèce d’exclusion au début des préparation des manifestations contre la situation sociale et économique. Au cours des campagnes Fech Nestannew [qu’est-ce qu’on attend] et Manich Msemah [je ne pardonne pas], on ne voulait pas de notre présence en première ligne. Certains des organisateurs de ces campagnes craignaient que notre présence ne desserve les revendications en donnant du grain à moudre à la contre-propagande. Mais actuellement, le mouvement est spontané, et aucune partie politique ou civile ne peut s’en attribuer la paternité. C’est ce qui a permis aux activistes queers membres d’associations comme Damj et Mawjoudin d’être aussi présents ».
Le 25 janvier dernier, à la veille des manifestations du Bardo, 34 organisations ont signé une déclaration appelant les Tunisiens à observer le 26 du même mois une journée de colère, et à manifester devant le Parlement. Parmi les associations signataires, figurent le Syndicat national des journalistes tunisiens, la Ligue tunisienne de défense des droits de l’homme, ainsi que l’Association tunisienne pour la Justice et l’égalité Damj et l’Initiative Mawjoudin pour l’égalité.
Firas se déclare fier de la forte présence des deux associations aux côtés des organisations nationales. Il considère que l’initiative Mawjoudin et l’association Damj se sont imposées grâce à leur rôle dans les manifestations.
« Nous sommes devenus l’un des principaux moteurs du mouvement, et non de simples participants. Notre rôle est plus important que celui de certains partis politiques accusés de tenter de profiter du mouvement », souligne-t-il.
Et de conclure : « Lors des dernières manifestations, on a été mieux accepté. Sans même être membres de nos associations, certains protestataires sont intervenus à plusieurs reprises pour s’opposer à des slogans racistes tels que “Pédé”. La matraque de la police ne fait pas de différence. Et je pense que l’Etat est très préoccupé par notre unité. Son appareil exécutif essaye donc de nous diviser en nous dénigrant, ou en nous traitant de manière inhumaine à cause de nos différences ».
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