Un sortilège s’est faufilé dans les bouches. Avalé. A. fait frémir les langues. A. fait parler de lui. Ses films apparaissent après une vie d’écoute. Ala Eddine Slim abandonne cette folie d’avoir à parler, pour établir un pas vers le silence, ou un retour vers celui-ci. Pourquoi la voix humaine, plutôt que des murmures oculaires ? L’œil suffit, pas besoin d’articulation logique ou de syntaxe particulière.
Né de déplacement, Tlamess, le deuxième long-métrage du réalisateur tunisien, témoigne d’un retour obsédant de la Nature où des thèmes fondamentaux et souvent antinomiques affleurent ; la lumière et les ombres, les bruits et le silence, la douceur et la brutalité, la totalité et l’absence, et c’est surtout par une grammaire primaire et primitive que le langage de Slim devient poétique et se détache du ton neutre sur lequel l’histoire est racontée : S/F deux présences aux identités sciemment brouillées, inscrites dans un refus de dicter leurs passés ; quittent pour se retrouver. Choisissent le chemin du non-retour. Rejoignent les bois. Le mode de désignation des personnages est assez particulier, fait de noms abstraits. Une lettre, seulement, qualifie les regards, n’exprime pas un personnage aux contours nets, mais renvoie plutôt à son aliénation du monde qui l’entoure.
Le voyeur avide se repaît du spectacle de la marche. Devient un regard erratique, nomade. La promenade dans Tlamess est ce qui rythme la vision et organise le film. Scinde le récit en deux mouvements pendant lesquels Ala Eddine Slim a su marier le silence et la musique, un mariage difficile qui finit par être harmonieux. Un troisième mouvement se construit en aval ; celui qu’on ne voit pas, mais qui vient nous chercher dont la destination est l’endroit des yeux.
Mouvement I : Le départ du Soldat. La naissance de S
Effets militaires dévoilés par l’éclair. Lumière intense et brève introduit les personnages. Se déplacent en marchant au pas. Parcourent des terrains boueux et humides. S… ce personnage plutôt « anémique », que l’on ne peut disséquer du point de vue de sa psychologie et de ses liens sociaux, se trouve inscrit dans un échange unilatéral ou dans l’impossible dialogue, ne se sent pas une bouche. Ne répond pas.
En réalité, Slim visait à mettre en place des procédés permettant de saisir et de présenter une psychologie stylisée, adaptée à des personnages désindividualisés et désémotionnalisés. S… « se doit de rester stoïque », « rien ne doit l’affecter ». Pourtant, fragile, délicat et difficilement accessible, le sujet masculin… agit sous la poussée de ses émotions profondes suite à la perte de sa mère, mais Slim se refuse à peindre ses sentiments, il recherche en revanche un langage épuré qui lui permettrait de communiquer les attitudes émotionnelles du personnage en évitant scrupuleusement toute sentimentalité.
Du soldat au suspect en fuite : des pas cadencés aux pas libres
Quelques fois le silence peut empêcher de dormir… Un soldat que le silence a assez assassiné, assez suicidé, saute le silence ; se fait sauter le cerveau.
Une semaine de permission attribuée à S. Fait le deuil et brûle. Décampe en silence, « désobéit » et fuit. Les bruits parviennent de l’extérieur, rythment ses craintes et ses pas aliénés. Les jambes finissent par se libérer, abandonnent l’ordre serré, ou le pas cadencé. Le regard saisi de dos, de profil, S marche et laisse des traces. Ces traces se font parole vive. Se propose à lui-même un visible à explorer. Le mouvement du drone ininterrompu, indique un effet de départ, quitte la ville. Part. La caméra. Cours. Va plus vite que les jambes.
Vol battu, ailes toujours en mouvement, elles se regroupent. Partent pour des contrées lointaines. Annoncent le départ. Attendus du soldat déserteur, les Oiseaux accompagnent S. Atteignent le lieu des corps disparus. Zone : la maison des morts. Ils quittent. La traversée est celle de la fuite. Mouvements synchrones. Inépuisables. S’absorbent dans les bois.
Cris sur des lieues inconnues. Immesurables. F. Lieu de l’évanouissement, de la disparition.
Des lignes tisseuses agrippent le pied, le feuillage lèche le corps éreinté. La jambe rouge, égarée… Ne recule pas. S/passe et les Oiseaux tempêtent.
Mouvement II : Le ventre lourd, « je n’ai besoin de rien »
Dans cet intérieur, béant, blême, les murs se succèdent. Provoquent une forme d’étouffement, rendent le personnage comme muet. Font apparaître une Femme. F discrète, au regard happé, se trouve repoussée dans les angles des pièces par des tables, des chaises, et des sofas immenses et vides.
L’œil porte son attention sur la géométrie des lignes de l’espace. F et le reflet, à travers une baie vitrée, une porte. Accueillent l’absent. Au milieu des murs de transparence et des meubles recouverts, protégés, cellophanés, le détail du papier blanc, affadit les couleurs. Octroie à l’espace une blancheur banale.
Et si le silence est presque total sur la villa, il ne l’est pas tout à fait. Dans cette chambre haute, F annonce qu’elle a le ventre lourd. Autour de cette table qui se prolonge sans finir, le mari annonce son départ (provisoire). L’intensité du regard tourné vers cette vacuité devient le signe d’une absence. Pénétré dans cette maison, le regard crispé tourne encore de plus en plus vite.
L’œil lorgne un Paysage. Les bords de la vision s’estompent laissant toute la place à l’horizon. La partie visible de la montagne, de la forêt, laisse deviner qu’un autre monde existe hors de ces intérieurs confinés.
Dans les raies de soleil F s’anime. Un irrépressible besoin de « se déplacer » surgit, se traduit par le mouvement. Cesse de glisser sur les parquets lisses, pour céder à l’odeur de l’humus. Tâte de nouveaux territoires. Humides. Salit ses bottes. Quitte ses bonnes paresses, pour aller se plonger dans la forêt.
Après des années de sédentarisation, le mouvement reprend
Ce voyage ne connaîtrait probablement pas de retour, éloigné dans le temps, détruit le lieu d’origine. Le déplacement de F suggère un changement de place, un bouleversement de l’existence et de l’identité du personnage. F part pour un renouvellement complet de la sensibilité.
« Pourquoi avoir suivi cette route plutôt qu’une autre ? », se demande le spectateur. La réponse à cette question n’existe pas dans l’œuvre, mais dans un ailleurs qui peut être psychologique, ou simplement thématique. On s’éloigne du sens, on le met entre parenthèses et l’on se contente de s’égarer. Là où la forêt se trouvait, elle a posé les pieds et elle a marché. F vient tout à fait de l’extérieur, et « voit ». Elle est au stade de vomir son passé, S est plus loin… Cheveux hirsutes et barbe ébouriffée. Garde la bouche fermée et l’œil ouvert.
La rencontre comme première rupture des distances
S perçoit, un œil curieux, craintif, qui supplie le regard pour qu’on s’occupe de lui, qu’on fasse quelque chose de lui, à ne plus pleurer à regarder à arder, à se hasarder, on ne voit que lui dans le visage de F.
Mouvement III : Au/tour de l’œil, « l’endroit des yeux »
Les deux personnages partagent un trait en commun, tous deux vivaient dans l’attente d’un moment décisif. Le départ, accomplit leurs rôles « S » et « F ». Avant de se sauver ou de se perdre, ils étaient longtemps « Soldat » et « Femme ».
Ala Eddine Slim les dégage de tout engagement qui les privent de liberté pour les préparer ultérieurement à la visite de la forêt. S croise l’œil de F, son grand œil farouche marron et blanc, humide. Essai de le rassurer.
Des scènes du film, brèves, donnent à voir « il » et « elle », inscrits dans un jeu de regards. Installent une sorte de mise en place à l’amorce d’un dialogue, présenté ici sous la forme d’un échange visuel. Pendant que l’un parle, un autre regarde, celui sans doute qui doit parler ensuite. Ala Eddine Slim recourt à un langage suggestif passe d’un œil à un autre, s’arrête, repart.
Leurs murmures oculaires bien entendus, par le gros plan, favorise le fonctionnement autonome de l’œil. Permet son expansion physique et sémantique dans l’espace. Montre comment celui-ci envahit et accapare l’écran. L’œil, plus qu’un objet de vision. Ce lieu est la scénographie de la genèse du regard qui, par un passage entre visible et invisible, transforme l’indicible en lisible. Manifeste la parole et marque une véritable révolution dans le traitement de la conscience des personnages. Traduit les pensées en mots. Envahissent la rétine.
La place des mots dans l’œil
Phrases épurées, riches de sens, signes susceptibles de renseigner brièvement sur le passé du personnage féminin, par le biais d’un jeu de question, réponse. L’œil, émet des questions et reçoit des réponses, des sensations « l’œil sait ». Le scriptural dans l’œil rend une sensation brute de faire voir avec des mots, de dire dans la langue ce que voit la mémoire. Le réalisateur s’en tient à la perception, pour assurer le dialogue oculaire entre les personnages, bien qu’ils révèlent explicitement les raisons de leurs actions, ou leurs psychologies, les personnages restent des étrangers dans un même espace. Leurs actions nous sont dites à travers leurs yeux. Afin de parler. Ils se mettent à dialoguer comme s’ils pouvaient le faire avec les yeux. Ala Eddine Slim choisit de taire les voix qui indiquent les rapports humains, pour permettre au discours de se poursuivre. La communication entre les personnages n’existe que par un battement de paupière. C’est presque uniquement par le regard.
De ces dialogues inaudibles, se produit une oblitération des corps. Seulement, les parties corporelles désignées « le ventre », « le sein » dénotent une certaine sensualité accrue par le sens des regards qui les côtoient. Le sein maternel greffé sur le torse de S fait percevoir le corps masculin comme capable d’allaitement, comme si S disait : « donne-moi cet enfant, jette-le vers moi, je le porterai dans mon sein».
La transformation
L’expérience de déplacement entraîne dans le film des modifications au niveau de l’identité des protagonistes, construit de nouvelles apparences. Une attention particulière est accordée aux mutations identitaires qui vont de pair avec les ébats bondissants de la forêt et des oiseaux.
S/F se meuvent. Circulent dans l’ombre, dans les clairières, présents au moment de la pousse des feuilles, au moment de la chute, au moment de l’humus. Ainsi tournaient les saisons. Le temps dans la forêt, actif, agit sur les personnages et les transformations sont illustrées par des manifestations extérieures et intérieures. Le ventre s’alourdit, s’arrondit, et bouge. L’œil s’accoutume au vert. F… le ventre lourd, erre sur des routes marécageuses. Elle part ; fleuves, forêts, mers, château d’eau. Cet aller sans retour consacre un refus de restauration des valeurs sociales/ de l’espace familier. Un refus représenté ici par la forêt.
Regarder les parcours spatial et identitaire, nous laisse percevoir que plus le temps passe, plus le cheminement change d’aspect, il ne connaîtra plus d’accident, des événements banals semblent se produire : repas, sentiments, paroles, jeux : Deux points lumineux dans Vert. La seule aventure qui demeure attendue est la naissance de l’enfant.
Le sortilège rampe. Des apparitions interrompent la parole, l’attente. Le mur noir, le serpent, achèvent la confusion du spectateur. La route des protagonistes est claire, est celle de l’abandon définitif de l’enfant.
Forêt : Fond vert, où tout est possible, tout est imaginable
Avant d’être vue, la forêt est un effet de discours : elle existe dès les premières scènes du film. Cette préparation à la visite des bois instaure une tension dramaturgique entre le visible et l’invisible propre au dispositif scénique. On note la présence allusive du reptile à l’entrée de la maison de S, le mouvement des tentacules du poulpe prêts à être cuits ; acquièrent une importance particulière et prennent l’initiative d’une action. Présentés comme actifs ; ils rappellent le rampement du serpent. Ce rapprochement insolite sur la poêle, rend les tentacules très vivants, ce qui contraste d’une manière intéressante avec l’atonie, ou le peu d’actions du personnage.
S/F… n’ont plus besoin d’un intérieur, d’un toit, puisqu’ils ont la forêt, ils se trouvent loin du bruit, du dérangement, Il n’y a pas d’êtres humains ici. La boussole indique une présence. Passée. Disparue. La forêt est un élément topique, porteur et garant d’une pluralité de sens ainsi que d’un caractère contradictoire dans le récit, elle est tantôt un terrain protecteur, contre la violence du monde extérieur, tantôt un barrage qui obture la perspective et limite la vision, elle deviendra ainsi l’origine des sentiments et sensations négatifs comme la peur et le danger. Néanmoins, elle incite à prolonger la promenade, comme pour les enfants ; la forêt est le coin refuge, loin des regards et du contrat social. Lieu potentiel entre l’intérieur et l’extérieur, soi et les autres.
Ils circulent d’ici à là
Regards haptiques en marche, relatent l’expérience de déplacement de S et F.
Le Manque. Action liminaire du récit. Un « Vide » éprouvé par les personnages, provoque leur déplacement dans l’espace. Constitue l’amorce, la halte, et l’achèvement du mouvement. Départ ou Arrivée ? deviennent énigmatiques. S’organise autour du duo antithétique Interdiction – transgression, ici VS ailleurs.
S/F rôdent entre un ici et des ailleurs multiples. Semblent abolir la déixis de l’interdiction afin de quitter la sphère contractuelle et de rompre avec l’interdit social. Tlamess, une écriture du mouvement qui enjambe les frontières. Passe de l’itinéraire familier à l’étranger. Les thèmes qui peuvent y affleurer sans que des mots clés qui les désignent soient effectivement employés, nous conduisent au rôle final de l’errant, celui d’un personnage qui se révolte. S et F silencieux, marchent. Seraient-ils des figures d’une protestation silencieuse ? Les mobiles de cette révolte sont émotionnels et complexes. S/F errent, choisissent de se perdre, de ne plus rien reconnaître. Désignent comme étranger ce qui leur était familier, apprennent à se désorienter, s’éloignent sans crainte, « se sauvent », s’abandonnent à la magie de l’endroit. Disparaissent entièrement dans les bois.
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