Tlamess est avant tout une expérience sensorielle où se mêlent un scénario étrange, une lumière mystérieuse, une musique hypnotique et la création d’un échange d’un autre ordre, celui d’œil à œil condensant à lui seul le pouvoir du cinéma mis à l’œuvre dans le film. Nous sortons “sonnés” de la rencontre avec Tlamess : quelque chose reste et nous maintient dans l’univers du film comme si nous avions du mal à resurgir d’un rêve, à revenir d’une autre dimension qui fait monde et qui persiste en nous après sa vision.
Ce « quelque chose » qui finit par faire monde est là, dès le début. Une étrangeté arrive et s’injecte en nous comme par petites touches. Nous suivons, dans un monde plutôt réaliste, un soldat intégré dans un groupe anti-terroriste, muet, taciturne presque sans émotions. Autour de lui ça parle, ça jase, ça s’exprime mais lui est comme absent. Même quand tout explose, la cervelle d’un autre soldat, la mort de sa mère, nous n’avons droit à aucune émotion de sa part, comme si le monde extérieur et ses alentours ne le touchaient pas, ne le concernaient en rien. Paradoxalement, il ne semble pas vide mais comme habité de l’intérieur. Son monde à lui implose alors que tout explose autour de lui. De temps en temps, il se révèle discrètement comme dans l’apparition du monolithe noir sorti de 2001 : l’Odyssée de l’espace, dans la partie réaliste du film, au point de nous demander si nous avions vraiment bien vu ! C’est aussi le cas des lèvres qui semblent psalmodier un langage auquel nous n’avons pas accès.
L’étrange est également dans cette manière de filmer bien particulière, dans les mouvements de caméra qui accompagnent le personnage puis soudain décident de le laisser partir pour continuer à capter nos regards et à les attirer vers un autre espace ; par exemple au moment où le personnage est en fuite le soir, dans un chantier s’apparentant plus à des ruines qu’à des constructions. D’autres mouvements semblent complètement détachés du personnage, je dis bien «semblent» car, après coup, on peut imaginer qu’ils sont bien ceux de son imaginaire en pleine errance. Le plan séquence filmé en drone à partir du minaret et traversant Tunis la nuit, nous fait parcourir Radès, dans la banlieue Sud de Tunis, tels des lieux/paysages que nous n’avions jamais vus auparavant. Un travelling arrière accompagné de la musique envoûtante de «Oiseaux-tempête» nous entraîne ; au lieu de nous impliquer dans ces rues du monde plausible où pointe, de temps en temps, une anomalie, ce mouvement semble nous en éloigner. Une autre cervelle explose avant l’arrestation du personnage déserteur, celle d’un chien errant perçu à distance. Arrêté, avec pour habit une simple serviette de bain qu’il finira par perdre en réussissant à fuir des policiers, l’homme s’engage dans un cimetière, blessé et complètement nu. Pendant plusieurs minutes, nous sommes face à la nudité fragile et ensanglantée d’un corps traîné dans un cimetière avec une musique lancinante, toujours celle de «Oiseaux-tempête».
La claudication lente du personnage est accompagnée par celle de la caméra portée et par celle de la musique renforçant le geste de ce rythme de l’entre-deux. Traversant l’espace de la mort, claudiquant entre deux mondes (à la manière du poète et de l’Ange chez Cocteau) dans la lumière bleue-grise d’une aube très picturale, nous le laissons adossé à un arbre, haletant, le souffle presqu’animal avant de commencer à suivre une autre trajectoire. Il s’agit d’une femme qui découvre sa grossesse avec beaucoup d’angoisse. Presqu’aussi impassible, elle parle peu et émet très peu d’émotion. Abandonnée par son mari pour ses affaires, elle erre dans la nouvelle demeure. Montrée souvent à travers une vitre en surimpression avec la tête d’un arbre, elle finit par rejoindre la forêt le lendemain, par trouver la boussole du personnage de The last of us pour la perdre au moment de l’intempestive rencontre avec l’homme de la première partie du film.
Le fantastique, fait irruption et s’affirme définitivement au moment où les deux trajectoires se rencontrent. Nous y avons été préparés non à travers la parole mais avec des moyens purement cinématographiques, tels que les mouvements de caméra, la musique, la lumière particulière, les visages impassibles des deux personnages extraordinairement joués par Abdallah El Minyaoui et Souhir Ben Amara, complètement transfigurée. Tout était là dès le début, il fallait juste y adhérer, voir et entendre. Le plan séquence survolant Tunis était peut-être subjectif, il sera celui de l’envol de ce personnage doté d’un monde, d’un imaginaire sans commune mesure avec le nôtre. Il est un peu comme la Madeleine d’Hitchcock, il gagne en épaisseur dans une deuxième projection. Le spectateur averti sera plus sensible à sa duplicité, à son altérité, voire à sa profonde ambiguïté. On pense à Hitchcock aussi au moment de cette trouvaille extraordinaire du réalisateur : les deux personnages sortant de ce monde anodin vers la forêt ne communiqueront pas via le dialogue mais à travers le regard. Ils n’échangeront pas des mots mais des regards. L’homme et la femme communiquent d’œil à œil, chacun avec un œil unique, celui de la caméra, suis-je tentée d’ajouter. Nous ne pouvons manquer de penser à ce moment là, à l’œil du générique de Vertigo, cet œil d’où sort le titre du film. Mais Tlamess va plus loin, intègre le très gros plan sur l’œil pour en faire autre chose d’inédit et de singulier, bien propre à l’univers du cinéaste qui répugne au bavardage et croit en l’intensité du silence. L’œil télépathe devient le principe même de l’échange, que ce soit entre les personnages ou entre le film et le spectateur. Le cinéma est mis à l’honneur.
Le film est parsemé de références mythologiques et filmiques mais toujours pour les dépasser et en faire autre chose : de Kubrick à Hitchcock au Stalker de Tarkovski, dans cette grotte où l’élément aquatique accompagne la poésie de l’instant sans oublier la boussole et les espaces de The last of us (le film précédent de Alaeddine Slim). Les deux personnages attendent un accouchement en baignant eux aussi dans l’eau fœtale qui les recrée progressivement. Pour accoucher, il faut d’abord perdre les eaux. La terre comme grotte placentaire accouchera d’un autre monde malgré la pauvreté fondatrice, grâce à ce dénuement qui aiguisera l’esprit afin de réinventer son monde propre où tout s’inverse (vie, mort, féminin, masculin…) comme le négatif d’une pellicule que nous croyons presque voir dans le reflet des petites fenêtres sur la matière aquatique. C’est la note optimiste du film : nous n’avons plus rien à attendre de ce monde tel qu’il est mais nous pourrons créer de ces ruines d’autres mondes, d’autres possibilités d’être, un autre cinéma.
Ne ratez pas ce film qui fera date dans l’histoire du cinéma, non seulement comme déclaration de rupture avec le cinéma tunisien, tel que nous l’avons connu jusqu’ici, mais aussi comme proposition en tant que paradigme nouveau de la planète cinéma. Le cinéma habite en effet chacun des plans jusqu’à celui du poulpe aux multiples yeux, acquérant une dimension extraterrestre quand il intègre l’univers de Alaeddine Slim.
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