Ce n’est pas un paradoxe qu’Un fils soit porté par un père. C’est même dans la logique des choses drainées par la récente vaguelette des drames familiaux qui a fait revenir des pères sur le fil ou des filiations fragiles. Mehdi Barsaoui a-t-il les épaules pour tirer un peu plus loin ce filon ? Avec l’histoire d’un couple bobo dont il accompagne la trajectoire, le temps d’un événement qui les met à l’épreuve, le naturalisme ne risque pas d’empeser ce premier long-métrage. Car pour que la glissade dans le vide soit traumatisante, il ne suffit pas qu’un personnage bascule de haut ; il faut qu’il y ait de l’eau dans le gaz. Seulement, bien que sa mise en scène soit maîtrisée, le point de vue pose ici un problème de représentation. Ce qui n’est pas sans affaiblir le propos.
Scénario entropique
Si, à première vue, Un fils semble avoir quelques cartouches en poche, il donne à son réalisateur des coudées pour ratisser large tout en restant la tête dans le guidon de sa course contre la montre. Car quelque chose a chamboulé la vie de Meriem et Farès, faisant basculer en drame leurs brèves vacances au sud. Faisant appel à un contexte qui dépasse l’histoire, Barsaoui met dans ce couple aisé la meilleure foi du monde : ils vivent sur leur petit nuage, loin de ce qui se passe ailleurs, sept mois après le 14 janvier 2011. C’est compter sans une balle perdue touchant grièvement leur enfant lorsqu’ils se retrouvent pris sous le feu d’une attaque terroriste. En s’emparant de la situation chaotique aux frontières libyennes pour l’affecter à son déroulé, le scénario opte pour une dramaturgie qui brusque et acte un principe d’entropie qui précipite.
La mise en scène se tient du côté du couple et fonctionne comme une mise en condition. À l’hôpital, alors que son pronostic vital exige une greffe de foie dans les plus brefs délais, l’état de l’enfant se complique et la possibilité d’un transfert vers la capitale s’amenuise. A cette urgence, répond la nécessité pour le couple de faire des tests de compatibilité pour être donneurs d’organes, avec ce que cela charrie d’attente et d’angoisse. S’il n’était pas chevillé à ces affects, le choix des angles, des cadres et de leurs durées ne serait pas suivi par une caméra portée empathique qui fait claquer la performance de Najla Ben Abdallah et de Sami Bouajila qu’on retrouve ici avec un surplus d’assurance et une sobre conviction. Lors de quelques scènes dont la tonalité en retrait renforce la tension rentrée de la situation, la caméra leste son rendu psychologique d’une épaisseur immédiate, pour que nous assistions à son éboulement tout entier que les cadrages serrés viennent sublimer : lèvres serrées, visage clos, et tout son être comme muré.
Si l’horizon du sauvetage ne sera pas balayé par la vitesse d’une première partie tendue par l’attente de la greffe, Barsaoui privilégie l’horizontalité des relations au sein l’hôpital pour entretenir le feu du récit. Le temps compté au couple est celui que la caméra prend pour les observer plus longtemps. On aurait pu en rester là, mais pour Un fils, tout va recommencer ici. Car ce ne serait rien si la mise en scène n’était attirée par la folle tension entre la circulation des regards et le couperet d’un non-dit que les analyses ne vont pas tarder à révéler. Là en effet où le pli d’une ellipse vient affecter en ondes de choc la découverte que Farès n’est pas le père biologique de l’enfant, les capitons de l’égoïsme confortable de celui-ci se mettent à se déchirer, entre l’ego humilié de l’homme trahi et l’ego du père aimant. Et cette révélation à l’étouffée ne va pas sans ébranler l’harmonie du couple et repousser encore toute possibilité de dénouement.
Le couple, deux fois un
Bien que la focalisation sur le couple ne relègue pas le reste au second plan, Un fils tire son cap d’écriture en nous plongeant in medias res dans leur torsion intime. Le couple, c’est deux inconnus côte à côte. Et le dilemme cogne, là où ça fait mal : l’homme et la femme ne sont plus du même côté, voient leurs chemins se séparer. Dotée d’un judicieux sens de l’espace, la mise en scène inscrit cette séparation dans les couloirs austères de l’hôpital, entre les portes et cloisons de ce quasi-huis clos. Barsaoui en exploite en effet les températures chromatiques en écho au déclin du sentiment du couple, et les prolonge dans le camaïeu d’ocres du désert, espace propice à l’examen de conscience. Le suspense, décuplé par le montage alterné, doit tout au déploiement d’un compte à rebours qui entraîne une mécanique du choix. Le film étire alors deux pistes, en modulant chacune d’un peu d’ombre pour rester dans les clous d’une zone d’incertitude.
Mais c’est sans céder à la tentation de tomber à bras raccourcis sur les remontrances que le scénario d’Un fils va se nouer une deuxième fois sur sa dernière ligne droite, avec l’apparente mutation de son schéma actanciel. Là où la mère, dos au mur, tente désespérément de retrouver le père biologique, des yeux et des oreilles de trafiquants d’organes s’invitent au cœur du récit pour lancer le mari sur les rails d’une alternative assez louche. L’efficacité dramatique de ce suspense croisé fonctionne en effet si vigoureusement à deux vitesses, accélérant et décélérant la traversée de l’enfer, que Barsaoui se permet les raccourcis. L’ellipse y a grande place. Et le temps, il le réserve à la complication croissante qui s’ajoute à la détresse de ce couple sur le point de perdre son enfant. La somme des hasards qui remettent le mari en route vers les frontières libyennes avant que l’affaire du trafic d’organes ne capote, finit par le situer à la croisée des chemins. La trajectoire du film devient un long détour entre l’orgueil et la réparation.
En effet, c’est dans la logique des choses qu’Un fils n’accable pas ses deux protagonistes. Et même si le père agit en risquant de bafouer la dignité humaine, il parvient à récupérer in extrémis son lot d’humanité. Le film laisse en fait la culpabilité et la honte changer de main et circuler au sein d’un couple plus fracturé qu’uni. Et s’il lui arrache un regard qui, dans l’arbitrage entre colère et raison, dévoile une douleur escamotée ou une volonté de reprendre les choses en main, c’est la carte du compromis que Barsaoui choisit de faire jouer à ce couple, pour suggérer une complicité qu’on pensait perdue avec un amour enterré. Serait-ce toutefois le seul hic au tableau que le réalisateur opte pour un dénouement qui à la fois n’en dit pas trop et pas assez ?
Morale bourgeoise au poste
Il y a deux problèmes ici. Si le scénario donne son élan au film et dicte sa mise en scène, ne pêche-t-il pas par un fléchage systématique ? Il faut dire que Barsaoui ne s’attaque pas qu’au suivi des sentiments ; il tente en même temps un parallèle entre la trajectoire du couple et celle d’un pays pris en tenaille entre l’évolution des mentalités et les vieux réflexes. Mais l’idée du film ne l’emporte-t-elle pas dès lors haut la main sur le film lui-même ? Le dire ainsi, ce serait rendre Un fils moins incarné qu’il ne l’est. Le problème est donc plus concret que cela. La manière qu’a le film de tirer du sud sa toile de fond ne laisse pas planer grand mystère sur ce qui sert de prétexte au surlignage : une opposition prédéfinie qui ne joue pas en sa faveur, parce qu’elle laisse craindre que le point de vue d’Un fils n’échappe à sa morale bourgeoise, solide au poste.
Lesté de ce problème, le film suscite un malaise du fait que ce point de vue règle un peu trop vite la manière de filmer les personnages secondaires, et de la façon la plus problématique qui soit : en se cherchant un prétexte sur leur dos. À l’échelle d’une séquence, la scène du pique-nique ne nous donnera pas tort : on trinque, on s’éclate et on parle politique avec la rhétorique de la bien-pensance qui scinde le monde en deux. En revanche, sans mise à distance de ce qu’ils représentent, la galerie des « autres » tombe sous le coup d’une double peine, en faisant mine d’unir dans un seul tableau les composants d’un autre milieu. Car là où il pouvait complexifier le rapport de façon non binaire, Barsaoui l’hypertrophie en accusant la frontière entre l’esprit émancipé du couple et le milieu traditionaliste des « autres ». Qu’ils s’incarnent dans un vieux qui prie, une infirmière voilée résignée, ou à travers deux jeunes qui draguent, le typage de caractérisation de ces figures situe le curseur de la représentation de l’altérité sur le terrain de la connotation religieuse ou sociale, et donc de l’assignation. Et sans doute est-ce en cela que Barsaoui pêche.
Il s’agit là de la principale limite d’Un fils, celle de ne pas tout à fait parvenir à nuancer sa profession de foi. Peut-être qu’il y aurait chez Barsaoui aussi bien un problème d’écriture que la contrepartie d’un premier long-métrage qui veut remplir son cahier des charges en se remettant au goût du jour avec les trombines du moment. Certes, sa conscience des enjeux de la représentation peine ici à se transformer en regard. La maîtrise ne va pas au-delà d’une efficacité dramatique qui gâte la sympathie que cette fiction peut inspirer. Mais s’il touche juste au regard de la déchirure intime qui vient approfondir sous d’autres coutures le traitement des histoires familiales et de la filiation réservées jusque-là à ses courts-métrages, Barsaoui n’en aura pas moins fait preuve d’un talent qui, espérons-le, trouvera meilleur usage pour imposer sa patte.
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