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Si vous avez un compte Facebook avec des amis, votre timeline a sans doute regorgé des innombrables publications de Ya Gdim !!! (Espèce de vieux !), un groupe destiné à recenser les souvenirs des années 80 et 90 en Tunisie. Qu’il s’agisse des vestes totalement improbables, des jeux de rue, des animateurs de la Rai, d’Antenne 2 et de Tunis 7 ou des chansons de Michael Jackson, les publications ont rivalisé d’imagination pour nous inviter à faire un bond d’une vingtaine d’années dans le passé. En quelques jours, la communauté des « gdoms » a dépassé les 300.000 personnes, une prouesse pour un pays de 11 millions d’habitants.

Bien entendu, il faut se garder de tout jugement définitif et laisser aux sociologues le soin d’analyser les publications et d’en dégager des tendances sur les motivations des membres du groupe. Mais il est difficile de s’empêcher de penser au succès du feuilleton Nouba d’Abdelhamid Bouchnak, durant le dernier ramadan. Plusieurs critiques ont salué le talent du jeune réalisateur qui a réussi à recréer l’ambiance du début des années 90, malgré quelques faux raccords imposés par les annonceurs dans le choix du packaging des produits « placés ». Beaucoup de commentaires donnaient dans la nostalgie d’un temps vécu comme meilleur ou du moins d’une vie plus simple.

Evidemment, le phénomène n’est ni nouveau ni propre à la Tunisie. Les boîtes de nuit ont toujours proposé des soirées retro, des médias audiovisuels comme Nostalgie, TCM ou Rotana Zaman se sont spécialisés dans le créneau du « bon vieux temps ». Mais dans un pays qui tente depuis dix ans d’opérer une rupture avec son passé dictatorial, la nostalgie peut devenir une arme politique. Et elle l’est. Tout le monde se souvient de la manière dont feu Béji Caïd Essebsi imitait Habib Bourguiba jusque dans sa manière de s’habiller. Un renvoi au bourguibisme qui a porté ses fruits dans les urnes en 2014. D’aucuns y voient le souvenir d’une Tunisie progressiste et tolérante quand d’autres préfèrent retenir l’aspect autoritaire de l’ancien régime au moment où un ordre nouveau est en train d’émerger. Mohsen Marzouk a tenté en vain de refaire ce pastiche mais les électeurs ont préféré la première copie à la seconde.

Le 13 janvier 2020, veille de la célébration de la chute de Ben Ali, Omar Shabou a eu la brillante idée de lancer une « initiative » censée réunir la famille « centriste, progressiste, moderniste, nationaliste… ». La date annoncée ne doit rien au hasard : le 18 janvier en souvenir de l’arrestation de plusieurs militants destouriens dont Bourguiba en 1952. Une date qui signe le début de la lutte armée. Et si par malheur, vous n’avez pas compris le clin d’œil, Shabou a pensé à inviter d’anciens ministres du « Combattant suprême ». Finalement, l’évènement sera reporté sine die. Mieux, surfant sur la victoire de la tenniswoman Ons Jabeur, née en 1994, les réseaux sociaux ont vu fleurir des posts faisant de la jeune joueuse « une fille de Bourguiba » et un symbole de la lutte contre l’obscurantisme !

Au Parlement, la nostalgie dispose de 17 députés emmenés par Abir Moussi. Le PDL a en effet pour fonds de commerce la nostalgie de l’ancien régime. Il revendique une filiation directe avec le Néo-Destour et le RCD. Sa cheffe affiche fièrement la photo de Bourguiba sur son pupitre – un portrait qui a quasiment disparu sous l’ère Ben Ali – et nous rappelle à quel point c’était mieux avant. A en croire les sondages, cette recette semble porter ses fruits puisqu’en cas d’élections législatives anticipées, un scénario de plus en plus probable, Moussi pourrait arriver en tête et donc tenter de former un gouvernement. La situation économique, politique et sécuritaire peut en effet convaincre de plus en plus de Tunisiens de la nécessité de confier les rennes du pays à quelqu’un qui leur tend un rétroviseur déformant. La nostalgie a de beaux jours devant elle !