« Avoir Hay Hlel sur sa carte d’identité peut causer des problèmes avec la police ou même priver le détenteur de la carte d’avoir un emploi », tel est le constat révélé par Lassaad, un quinquagénaire qui a passé sa vie à Hay Hlel. Le sentiment de stigmatisation et d’exclusion sont omniprésents. Compte tenu des difficultés d’accès au marché du travail et de la fragilité des liens avec l’Etat, la plupart des habitants ont fini par créer leurs propres « alternatives », d’après les termes du sociologue Foued Ghorbali. Ils se sont orientés vers le secteur informel, à savoir le transport clandestin, la poterie des kanoun et même le trafic des drogues, en réaction à la marginalisation. De ce fait, le quartier, en tant qu’espace résidentiel, est devenu « une trajectoire identitaire[1] » où se construisent les individualités et les rapports sociaux entre les habitants pour combler l’absence de l’Etat.

Alternatives associatives

« A Hay Hlel, l’Etat est en coma », déplore Dhouha Ben Salah, présidente de l’association Hay Hlel-Mellassine Sport. Créée en 2011, cette association de football regroupe 120 enfants entre 6 et 18 ans. Malgré les difficultés financières et logistiques, Dhouha Ben Salah s’est investie dans son quartier et a su orienter les mineurs vers les activités sportives. « Nous avons participé à des tournois à l’étranger et remporté des victoires en Alger et à Montpellier. Nous avons même vaincu l’Espérance Sportive de Tunis, le Club Africain et le Stade Tunisien avec le minimum d’équipements et de ressources »,  se félicite Ben Salah.

Dhouha Ben Salah, présidente de l’association Hay Hlel-Mellassine Sport

A Hay Hlel les initiatives associatives ne manquent pas. Adw’art, conservatoire de musique, s’est investi dans ce quartier en offrant des cours gratuits au profit des enfants. Rym Bouargoub, directrice exécutive du conservatoire, explique que la raison d’être d’Adw’art est de « démocratiser l’art et la culture ». « Cette association est destinée principalement aux quartiers défavorisés pour que l’art soit un droit et non pas un privilège », précise-t-elle. Aw’art accompagne les enfants pendant 5 ans de formation et leur ouvre des horizons prometteurs. La directrice nous informe que deux élèves ont rejoint le chœur de l’orchestre symphonique de Tunis.

Quant à l’association Moussenda, elle offre une aide sociale aux démunis à Hay Hlel « tant les promesses des responsables politiques ne sont jamais tenues », d’après la fondatrice de l’association Dorsaf Yakoubi. En collaboration avec l’Institut Arabe des Droits de l’Homme (IADH), 80 enfants de Hay Hlel ont rejoint « le club de citoyenneté » où ils intègrent des ateliers de musique, de théâtre, de peinture, etc.

Dorsaf Yakoubi sillonne les rues de Hay Hlel. Son association Moussenda vient en aide aux plus démunis

Les alternatives informelles

Le sociologue Foued Ghorbali revient sur les modalités de survie à Hay Hlel. Selon lui, les petites bandes de braqueurs ou les trafiquants de drogue représentent l’un des aspects de « l’économie informelle ». « Il est vrai que ces activités sont interdites par la loi. Mais le manque d’estime de soi, l’absence de l’Etat et le sentiment d’humiliation poussent l’individu à créer une identité propre à lui et à agir hors normes ». L’aspect informel du circuit économique s’explique, entre autres, par la manière dont les habitants de Hay Hlel se sont installés. En effet, des tribus du centre-ouest de la Tunisie sont venues à la capitale, vers les années 50, dans un contexte d’urbanisation accélérée. Cet exode est dû, selon Foued Ghorbali, à deux facteurs essentiels. « La crise des campagnes dans les années 30 et l’échec du programme des coopératives de 1962 à 1969 ont engendré une extension urbaine marginale dans les périphéries de la capitale », explique-t-il. De plus, l’aspect tribal a abouti à la reproduction des structures familiales et sociales classiques. Les familles occupent l’espace résidentiel et s’adaptent selon leurs propres besoins. En témoigne la poterie des fours traditionnels au quartier Awled Ayar. Zina, quinquagénaire originaire de ce quartier, confie à Nawaat qu’elle est venue de Siliana il y a 50 ans pour s’installer à Hay Hlel et reprendre cette activité artisanale rurale.

Par ailleurs, le transport clandestin s’avère aussi une alternative sociale conçue par les habitants, sans aucune supervision de l’Institutionnel, pour faire tourner la roue économique. Les chauffeurs clandestins suivent une trajectoire présupposée : de Hay Hlel à Bab El Jazira, pour échapper au contrôles policiers, avec un tarif standard, soit un dinar par personne. Ali, 42 ans, trouve qu’il y a un intérêt commun entre le chauffeur et le client. « On cherche des solutions pour s’entraider. Le chauffeur de taxi a besoin de travailler et les habitants ont besoin d’aller travailler », expose-t-il.

Architecture rurale adaptée à la Cité

Les habitants venant des tribus du centre-ouest, à savoir Awled Ayar et les Frachich, ont exporté leur mode d’habitation dans l’espace urbain. Un mémoire de recherche de l’Ecole Nationale d’Architecture Urbaine (ENAU) montre que « les habitants d’origine rurale ont reproduit le modèle de leur habitat d’origine en utilisant le « toub » et la pierre calcaire ». Là, on parle de « Houch » ou « Gourbi ». Par la suite, « le toub et la pierre ont laissé place au ciment et à la brique creuse », cite le mémoire. Dans cette optique, le sociologue Foued Ghorbali parle de « politique d’intégration technique » mise en œuvre par l’Etat dans le but de « gérer la marge et de mettre en place un contrôle sécuritaire en développant la politique urbaine ».

Par ailleurs, le géographe et sociologue Morched Chabbi revient dans un article intitulé « Printemps arabe et quartiers informes populaires » sur les politiques urbaines mises en œuvre par l’Etat tunisien. Dans les années 60, et face à la multiplication des « gourbis », les pouvoirs publics ont décidé de démolir ces logements et d’expulser leurs habitants vers leurs zones d’origine. A l’arrivée de Ben Ali au pouvoir en 1987, un Programme National de Réhabilitation des Quartiers Populaires (PNR-QP) a été lancé. Mais ce n’était pas suffisant pour absorber la crise du logement, d’où « l’effondrement du contrôle urbain ». « Les chois opérés par l’Etat […] obligeront les couches populaires, de facto exclues du marché officiel, à recourir massivement aux filières informelles et aux lotisseurs clandestins[2] ». Conséquence : les habitants ont squatté des terrains de manière anarchique et ont installé leurs propres habitations.

Effort institutionnel modeste

Hormis les efforts associatifs dans l’intégration de Hay Hlel dans son environnement, les institutions officielles sont quasiment absentes. Ni parc, ni maison de jeunes, ni bibliothèque publique. « Hay Hlel ne fait cependant pas l’exception. Ces problèmes sont récurrents dans d’autres quartiers », justifie Lassaad Khedher, membre du conseil de la commune de Tunis et président de l’arrondissement municipal de Sijoumi. Et de poursuivre : « Nous avons mis en place 3 stades et le quatrième est en cours de préparation. Il sera fonctionnel dans un ou deux mois ». Khedher nous parle aussi d’un projet de « salle polyvalente » qui regroupe plusieurs activités, dont le théâtre, le cinéma et la musique. « Nous avons consacré un budget de 430 mille dinars pour cette salle. Maintenant, il faut mentionner que Hay Hlel est la seule délégation qui ne dispose pas de salle de lecture », nous informe cet élu local.

Lassaad Khedher, élu de la mairie de Tunis et président de l’arrondissement municipal de Sijoumi

Le gouvernorat de Tunis n’est pas quant à lui très attentif à la situation du transport clandestin à Hay Hlel. « Nous ne sommes pas concerné par le transport informel. Les chauffeurs clandestins n’ont pas déposé des demandes pour régulariser leurs situations. Nous ne pouvons donc pas intervenir », nous explique Olfa Ballouchi du service économique du gouvernorat de Tunis. La rupture serait-elle consommée entre les habitants de Hay Hlel et l’Etat ?

 

[1] Anaïs VAN SULL, « L’intégration inégale : force, fragilité et rupture des liens sociaux », PUF 2014, p.361

[2] Olivier Legros, « L’Urbain en Tunisie. Processus et projets, de Morched Chabbi », Les Cahiers d’EMAM [En ligne], 27 | 2015, mis en ligne le 10 décembre 2015, consulté le 31 décembre 2019. URL : http://journals.openedition.org/emam/1160