Affirmons-le tout de go : un livre sur l’art en Tunisie, c’est presque aussi rare qu’un crocodile en Écosse. Une denrée rare, mais bien commode. Nous venons à lui avec un a priori favorable  et même, parfois, de la sympathie. Se voulant serviables, Elsa Despiney et Ridha Moumni  pratiquent une histoire de l’art généreuse mais au doigt mouillé. Artistes de Tunisie fait tenir les 214 protagonistes qu’ils ont retenus dans l’inventaire de leur passé ou le compte de leurs présent. Le livre, au poids d’une brique, a pour objectif de « cataloguer les artistes tunisiens pour une période historique allant de la fin du XIXe jusqu’à nos jours ». Nous voici conviés à le parcourir de 1846 à 2016 en plaidant d’un même geste pour le charme d’une iconographie sélective. Mais est-ce sûr qu’il y aboutit ?

Une histoire visuelle mal en point ?

Passée la préface, on peut voir les choses autrement. Artistes de Tunisie vient répondre à une carence, celle d’une histoire de l’art « peu documentée ». Sur ce point au moins, Elsa Despiney et Ridha Moumni n’ont pas tout à fait tort. En effet, l’histoire des arts plastiques en Tunisie est encore la victime aggravée d’une double peine : car aux inévitables caprices du temps, injustices des institutions ou aléas de la postérité, s’ajoute la difficulté de rassembler ces ossements égarés au fil des ans que sont les documents disponibles. On voit se dessiner le motif dans le tapis : mal en point dans l’histoire des arts, le catalogue veut remettre à leur place des parcours qui n’ont pas la réputation que leur modestie aurait dû leur valoir. Si le résultat est une récolte où le hasard a moins à dire que la nécessité, le fourre-tout sera-t-il au moins évité ?

Au tournant de ce risque, les historiens évoquent « une définition moderne de l’artiste », sans l’expliciter, pour justifier la logique qui a dicté leur sélection. Or, à supposer que cette définition institutionnelle soit celle qu’on doit au XVIIIe, et dont le lecteur devra se munir avant d’entrer en campagne avec Despiney et Moumni, nombre de parcours de plasticiens rappellent en creux combien elle est sinon biaisée du moins dépassée. Si l’artiste fait dans la peinture, c’est un peintre. S’il est un sculpteur, soyons simple, c’est un sculpteur. Il arrive aussi le moment où celui qui fait des images devient de la sorte photographe, vidéaste ou, pourquoi pas, les deux ensemble. Mais le pompon revient aux « polyvalents », ces touche-à-tout avec leur sceau d’eau froide jeté sur la spécialité. À la rigueur, si l’usage heuristique de cette définition ne servirait que d’argile élémentaire pour pétrir la toute première génération de plasticiens retenus, elle s’appliquerait difficilement au recensement des autres générations ultérieures d’artistes tunisiens.

Démarche scolaire

En revanche, le problème de la méthode est difficilement évitable.  Les coauteurs ne sont pas à court d’hypothèses. Quand il s’agit de démêler la pelote d’une histoire encore à écrire, dix encarts introductifs s’appuient à quelques rampes d’escalier pour discerner, dans ce manège, repères et variables, épisodes et mutations qui ont jalonné les pratiques des arts visuels en Tunisie.  Despiney et Moumni y vont de leurs rappels de la peinture sous verre et de l’origine de la peinture tunisienne ; placent le curseur sur la peinture au lendemain du Protectorat, la photographie à l’époque coloniale, avant de passer bien sûr, le nez levé vers le fronton des chapelles, par l’Ecole de Tunis, l’art naïf et la photo post-indépendance. Une fois l’art abstrait entré en scène, le Street Art repéré et la petite sociologie express de l’art depuis la Révolution refaite, on peut changer de cap.

Avec un sens aigu de la petite épargne, Artistes de Tunisie se passe de l’accumulation des références. Sagement rangées dans leur ordre alphabétique, on croirait que les brèves notices sont tout droit sorties de Wikipédia s’il ne fallait nuancer dans le détail. La règle y est, en deux temps trois mouvements, de retracer cursivement le parcours de l’artiste, situer son travail et faire timidement le point sur sa démarche plastique. Bien que contextes de création, trajectoires individuelles et l’attention à la facture de l’œuvre pèsent d’un poids inégal dans la balance des deux historiens, la lecture transversale de chaque parcours y distribue plus ou moins la même donne. Au détour d’observations pratiquant l’historiographie comme on tient un registre de commerce, Despiney et Moumni nous donnent moins un état des lieux au long cours qu’un recensement à la cuillère.

Séniors médaillés, juniors oubliés

Nul doute que nos deux historiens ratissent large. S’ils cherchent, le plus souvent ils trouvent. Ce qui n’est pas négligeable. Mais font-ils découvrir autre chose ? Oui et non. Si quelques noms élus nous disent « quelque chose », les coauteurs ne se donnent pas du mal à remettre docilement leurs médailles à ceux qui entrent de plein droit en Pléiade: les Osman, Abdull, Lellouche, Levy, Roubtzoff, Sebag, etc. On leur sait gré de rendre justice aux Khayachi, aux Dahak, aux Farhat. Rares néanmoins sont les pionniers qui, comme Amara Debbèche que les auteurs ont précieusement dépoussiéré, ont eu droit à un cursus honorum. D’autres, comme les Turki, Gorgi, Mekki, Belkhodja, Shili, Selmi, Sahli et Kamel arrivent se tenant par la main à quelques années d’intervalle, et trouvent ici la place de séniors qui leur revient.

Les artistes sont partout, il faut bien l’admettre, aujourd’hui bien plus qu’hier. Est-ce une raison pour que des parcours terre-à-terre – comme ceux de Sami Ben Ameur et Habib Bida, pour ne nommer que quelques uns – soient de la partie avec pour seul titre de gloire d’avoir recouvert une surface plane de couleurs – et parfois de matières – en un certain ordre assemblées ? Car si des enseignants reviennent artistes et des autodidactes s’en vont proscrits, on s’étonne qu’aucun mot ne soit soufflé de figures aussi importantes ou méconnues que Georges Koskas et Habib Chebil ? Où sont passés ceux et celles qui – de Khalil Aloulou à Amor Ben Mahmoud et Chedli Belkhamsa ou Fouad Zaouche, en passant par Mehrzia Ghadab, Nabiha Gribâa, Chahrazed Rehayem, Neji Thabti, Mohamed Ali Saadi, Ali Fendri et Abdellatif Hachicha, etc. –, loin d’avoir été des locataires des lieux, sont aujourd’hui oubliés malgré leurs expériences documentées en arabe ?

Un état des lieux à deux vitesses

On nous objectera peut-être que ce qui rend l’entreprise nécessaire en fait aussi la difficulté. Certes, mais le problème est tout autre quand les coauteurs d’Artistes de Tunisie s’épanchent sur des démarches dont l’originalité est tout sauf évidente, alors qu’ils passent lestement sur des volets de certains parcours – à l’instar de ceux d’Othmane Khadraoui, Zied Lasram, Adel Megdiche, Slimen El Kamel, Selim Ben Cheikh, Othman Taleb et Faten Gadès – qui en font tout l’intérêt. On s’étonne que la tendresse des deux historiens va à des expériences célébrant les noces du vu et du déjà-vu chez Nadia Zouari, Hazem Berrabeh, Adek, El Seed, ou qu’ils réservent leurs caresses à des propositions – comme celles de Sadika Keskes, Faten Rouissi, Moufida Fadhila – dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles ramènent des topiques très discutables à tous les niveaux.

Ne changeons pas de cap, et demandons-nous alors pourquoi sont ici absentes des démarches méconnues comme celle de Walid Ardhaoui, Zakaria Chaïbi, mais non moins réfléchies et pesées comme celles de Mohamed Ali Berrhouma, Hédi Khelil, Adnen Haj Sassi ? Pourquoi ne ménagent-ils pas la moindre attention à Belhassen Handous, Nadia Zarrougui, Kamel Moussa ? Fallait-il passer à côté des pratiques confidentielles avec lesquelles l’histoire devra compter, dont l’audace l’emporte sur l’aspect émergent, pratiques aussi libres que celles de Mohamed Zanina, Malek Khemiri, Yasmine Belhassen ou Walid Ben Ghezala ?  Les deux historiens n’ont-ils d’yeux que pour les mieux lotis ? S’agit-il là de simples omissions dans un récit de l’art qu’ils célèbrent comme un corps lesté de son poids ? Ou plutôt d’une manière de dresser un état des lieux à deux vitesses ?

Faiblesses plutôt que concessions

Entre exigence d’objectivité, documentation difficile et contraintes techniques de rédaction au programme, la sélection soulèverait moins d’objections de principe si l’on acceptait que l’arbitrage se fasse aux prix de quelques concessions. Les auteurs en conviendront peut-être. Mais des deux historiens de l’art qu’ils sont, n’est-on pas en droit d’attendre plus qu’une radiographie servie par un regard scolastique ? Si la première faiblesse d’Artistes de Tunisie relève de la définition « moderne » de l’artiste, jusqu’ici mal dégagée, elle s’accuse davantage en y logeant, presque au forceps, une modernité restée programmatique dans les parcours des des troisième et quatrième générations de plasticiens tunisiens. En revanche, on peut se demander si Despiney et Moumni ne perdent pas de vue l’essentiel en s’abstenant de secouer l’étreinte de ces pratiques visuelles pour repérer les déplacements empêchés de leurs régimes de représentation ?

Et c’est de là que découle leur deuxième faiblesse : elle réside dans une grille de lecture ponctuelle. Lire ces notices en continu, en les agglutinant dans un seul mouvement, ne donne pas le même résultat que les moissonner dans une logique historiquement évolutive. Les coauteurs font défiler les artistes de leur galerie en livrant des descriptions inégales des œuvres, souvent trop sommaires. Bien qu’ils ne s’occupent pas que d’épluchures, ils ne laissent pas de place au discernement critique. À défaut de garder un œil sur les enjeux esthétiques et stylistiques de ces pratiques plastiques, les notices limitent comme par prétérition leur intelligence en frôlant parfois les approximations ou les réductions. Les choses étant ce qu’elles sont, on dira que si Artistes de Tunisie remplit son office promotionnel auprès d’un large public comme on remplit le récipient, il quitte difficilement les chemins d’un catalogue élémentaire.