Ainsi, le parti Ennahdha qui argumentait pourtant il y a quelques semaines que « selon des sondages », « 80% des Tunisiennes sont contre l’égalité dans l’héritage » s’insurge finalement contre les faiseurs de sondage dans un communiqué publié le 4 mai. Suite à la publication de résultats plaçant le parti au plus bas de sa popularité, celui-ci dénonce « la manipulation des données et des chiffres » et accuse le cabinet dirigé par Hassan Zargouni, Sigma Conseil, d’ « orienter l’opinion publique ». Même revirement du côté de Nidaa Tounes. Alors que l’actuel chef du gouvernement et potentiel candidat du parti Tahya Tounes aux présidentielles, Youssef Chahed, est talonné de près par ses concurrents populistes dans les intentions de vote, Béji Caïd Essebsi a profité de son allocution présidentielle de Ramadan pour faire part de sa toute récente défiance envers les cabinets de sondages. Il leur reproche d’amplifier « la fièvre électorale » et invite les citoyens à ne pas prendre au sérieux leurs résultats. Un éveil tardif du pouvoir, alors que la loi électorale de 2014 demandait déjà la promulgation d’une loi réglementant le secteur des sondages d’opinion.
Vide juridique
Tandis que les polémiques se multipliaient, deux initiatives législatives ont été proposées par le Courant Démocrate (Attayar) en mai 2016 et par le bloc parlementaire Al-Horra en février 2017. Toujours sans réponse. « Le dossier n’a même pas été saisi par une commission alors que c’est la procédure. Depuis, rien n’a changé. Ça révèle bien la position de la majorité à ce sujet », estime Mohamed Abbou, candidat aux présidentielles et président d’Attayar, « les grands partis ne se réveillent maintenant que parce qu’ils sont lésés ».
Il existe aujourd’hui « 20 à 25 instituts en Tunisie », réunis au sein de la Chambre professionnelle des bureaux d’études marketing et de sondage d’opinion (CPBEMSO) créée en 2013, décrit Nabil Belaam, président du cabinet Emrhod Consulting et de la CPBEMSO. Le secteur est en pleine croissance depuis 2011. Jusqu’alors, les sondeurs prônaient l’« autorégulation ». « On fait les sondages pour refléter l’opinion publique mais en Tunisie, on sait que c’est utilisé pour la créer », regrette Mohamed Abbou, « moyennant une contrepartie, car c’est facile d’acheter les journalistes ou les entreprises de marketing ». Le projet de réglementation déposé par Attayar proposait de ce fait d’instituer une commission indépendante qui constaterait les infractions avant de les signaler au Procureur. Il aurait pour mission de sanctionner par exemple la manipulation des résultats ou le versement de pots-de-vin au même titre que la corruption de fonctionnaires.
Pour le moment, seule la loi électorale de 2014 fixe quelques dispositions concernant les sondages politiques et d’opinion : leur diffusion et leur exploitation sont formellement interdites durant toute la durée de la campagne électorale jusqu’à promulgation d’une loi réglementant le secteur. La Haute Autorité Indépendante de la Communication Audiovisuelle (HAICA) avait alors sanctionné les infractions commises lors de la campagne de 2014, mais son rôle s’arrête là : « le décret-loi 116 nous donne la mission d’organiser le secteur mais pas de le réguler », précise Nouri Lajmi, président de la HAICA, qui estime « qu’il faut alléger cette interdiction, instaurée dans un contexte particulier de transition démocratique ». Un avis partagé par la CPBEMSO, qui espère d’ailleurs lever l’interdiction d’ici le début de la campagne électorale de 2019.
La fausse piste de l’auto-régulation
« Nous avons rédigé une charte professionnelle qui s’inspire de celle de l’ESOMAR », l’Association européenne pour les études d’opinion et de marketing, dont la charte s’inspire elle-même du Code international de commerce, « et que nous espérons présenter à la présidence du gouvernement d’ici la fin du mois de ramadan », nous confie Nabil Belaam. « Si on interdit les sondages pendant la campagne, autant interdire les journaux, autant interdire Nawaat ! […] L’expérience des pays démocratiques nous apprend qu’il y a un accompagnement des élections par les sondages », argumente le président d’Emrhod Consulting. Mais voilà, les leçons tirées des expériences étrangères en la matière démontrent justement que ni validité scientifique ni légitimité démocratique ne soutiennent les sondages d’opinion politique. Les intentions de vote par exemple, mesurées plusieurs mois avant une échéance, « produisent des artefacts – des informations qui n’existeraient pas sans les outils pour les créer –, voire de fausses informations », en conclut Alain Garrigou, chercheur en sciences politiques et fondateur de l’Observatoire des sondages. Or aussi fragiles qu’elles soient, ces informations ont en revanche un effet normatif, voire prescriptif sur les comportements. « Tout le monde sait que c’est un cliché d’un rapport de force à un instant T, rien de plus », répond Nabil Belaam, « s’il y a un effet [sur les stratégies des candidats et le choix des électeurs, ndlr], il n’est pas prouvé scientifiquement ». Difficile, effectivement, de prouver que la soudaine crédibilité de la candidate du Parti Destourien Libre (PDL) Abir Moussi, sur qui les habitants de Sidi Bouzid lançaient des œufs il y a à peine deux mois, serait liée à son succès chez les faiseurs de baromètres politiques. Mais la question mérite d’être posée.
Nombreux sont les exemples dans les pays « démocratiques » des conséquences pernicieuses des sondages politiques sur la politique nationale et les résultats électoraux. In fine, ces chiffres sont considérés par leurs observateurs les plus critiques comme un outil de contrôle social.
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