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Le début de la pièce est aussi un moment où l’esprit du spectateur vit une hésitation avant de s’engager dans le déplacement : Étant dans  une fiction, dois-je suivre ce que me dit cette voix joueuse, dérangeante voire à la limite de l’arrogance ? Dois-je la prendre au sérieux ou garder mon siège ? La question du siège et du déplacement nous poursuivra y compris sur scène quand nous voyons presque tous les personnages chercher où placer leurs chaises et à quelle distance de leur vis-à-vis se placer.

La voix off de la metteure en scène s’adressant à nous est ironique. Le propre de son énonciation est la duplicité, voire la difficulté de situer le lieu d’où elle émane et par conséquent, la difficulté de nous positionner et de réagir à ce qu’on nous dit. Si nous devions donner un nom à cette expérience, ce serait celle du déplacement. Il s’agit d’une expérience spatiale qui interroge de manière ludique et très subtile la question de la bonne distance ou de la « juste mémoire » si nous voulons une transposition temporelle. Trop de mémoire ou pas assez ? Différentes dispositions et positions, concernant ces questions, sont prises en charge par le jeune théâtre tunisien : Pas assez, répond Wahid Ajmi dans Watershed. Dans Fantastic City d’Ahmed Amine Ben Saad, un personnage spectre revient pour rappeler la « mémoire empêchée » et la nécessité de garder la trace dans un théâtre quasi documentaire… Madame M. d’Essia Jaibi, du moins dans l’une de ses facettes, parait comme à la recherche d’un déplacement de cette problématique en la détournant. Sa proposition est de sortir du message comme le dit la voix off et de retrouver la vocation jouissive du théâtre, le côté spectacle, le non formulé, l’infans qui passe à travers le corps (En-deçà du langage, incontrôlable, échappant à l’autorité du discours).

Le répertoire sonore de la pièce, allant de l’opéra, Les Sauvages de Rameau, à « I am what I am » de Gloria Gaynor, donne la part belle à la musique du corps, beaucoup plus dépouillée. Les corps deviennent des tambours. Les mains jouent, s’allient ou se déchirent pour produire du son, un pur son venant contrarier le langage articulé de cette famille dont l’histoire est au fond très simple : Mehdi incarcéré injustement, suite à un article qui mise sur le scoop, sort de prison et se suicide dans la maison familiale. La journaliste tombe amoureuse de son frère et aura affaire aux différents membres de la famille dont la mère autoritaire et possessive. Les enfants s’affranchissent de cette autorité par la musicalité des claquements de mains, la confrontation des corps, une dimension ludique (des «  adultes-enfants » se débattent dans le miasme de l’autorité familiale, à la manière des « parents » et « enfants terribles » de Jean Cocteau).

Ce qui donne de l’épaisseur à cette histoire, c’est l’importance du spectacle. Cette noirceur est montrée de manière décalée où la légèreté ne laisse plus de place au pathos. Il faut imaginer une tragédie jouée comme une comédie musicale loufoque. Il y a toujours un au-delà du discours exprimé par les corps présents (celui de la journaliste, siège du scoop et de l’ « information[1] »  au sens benjaminien, est significativement le seul corps absent). Cette interrogation bien ricœurienne sied à notre contexte tunisien post-événementiel tout en étant universelle car elle est profondément liée dans sa forme comme dans sa manière d’être à des questions de théâtre. Comment se positionner face au flux documentaire depuis 2011 ? Quelle position l’art pourrait-il avoir face à l’hégémonie du politique ? Les pièces du jeune théâtre tunisien ne cessent de poser ces questions. Nous pensons que Madame M. aborde cette problématique et en fait le détour en misant sur le spectacle et sur le jeu avec le spectateur, bien que la voix off du personnage de la metteure en scène nous en dissuade vers la fin de la pièce et ce, par un commentaire (ironique donc ouvert et portant à confusion) : « Ne cherchez pas l’interprétation…, n’allez pas y voir une allégorie de la révolution ou des symboles ou je ne sais quoi… Ce n’est que du Théâtre… ». Oui, mais qu’est-ce que le théâtre si ce n’est une affaire d’espace, d’être ensemble (la Cité, l’Agora) et bien sûr avant tout de spectacle !

Et côté spectacle, nous sommes vraiment servis. Presque tous nos sens y sont conviés, y compris le toucher quand le personnage joué par l’excellente Mouna Bel Haj Zekri trébuche, tombe presque sur les spectateurs de devant. La pièce ne se prend pas au sérieux tout en posant des questions artistiques sérieuses. Elle joue avec nous et nous plonge dans une atmosphère burlesque. Corps et musique lui offrent la consistance de l’indicible qui s’allie bien avec une légèreté, un côté aérien digne des vieilles comédies musicales américaines, mais pas toujours car d’autres tableaux virent dans la danse moderne où le corps crée, en rythme saccadé, sa propre musicalité. La mise en scène, bien singulière, est aussi à la recherche d’une autre distance qui est celle du décalage. Son univers fantasque plus que réaliste nous ramène à des atmosphères cinématographiques à la manière de  Jim Jarmusch ou Tim Burton. Mais en même temps la scène est dépouillée, minimaliste. Notre imagination n’en est que plus aiguisée.

Elle génère aussi un déplacement de tons et de temporalités. Le tragique est détourné par le paradoxe : dans un monde contemporain, un opéra pour fêter l’anniversaire de Madame M., marâtre puissante et possessive. La pièce commence par sa fin. Le premier tableau est le dernier. Le début n’en est pas un mais la fin aussi. On le sent dans le rythme de la pièce, à un certain moment nous la croyons finie mais non !  Quelque chose de circulaire, comme dans ces instants condensés et dilatés chez Beckett, se déplient en spectacle devant nos propres yeux mais nous sommes loin de ce théâtre là car les êtres de Madame M. ne renoncent pas à briser cette circularité pour s’affranchir. La fin sans fin est là pour dire qu’il n’y a pas de fin de l’Histoire et que nous pouvons toujours recommencer, reconstruire, renouveler.

Le manège, la ritournelle font partie du spectacle, manège tourné à un moment ou à un autre par l’un des personnages comme une bobine qui tourne pour que le spectacle continue. Vers le dénouement, avant la césure qui déclenchera l’affranchissement, un tour de manège se détache de tous les autres et s’en distingue. Madame M. tourne le manège de la scène avec tous ses enfants dedans. À ce moment là, une émotion se déclenche en nous indéniablement, nous reliant à l’histoire de notre théâtre tunisien. On ne peut, à ce moment là, isoler Madame M. de Jalila Baccar. Dans tout déplacement métaphorique, il y a une zone où se rejoignent les deux images, une zone d’indistinction qui en fait la force. L’actrice et le personnage paraissent comme en surimpression, c’est Madame M. qui couve ses enfants comme dans un nid trop protecteur et c’est Madame Jalila Baccar qui porte tous ces jeunes acteurs, qui fait tourner la manivelle derrière la scène comme pour leur passer le feu ; quelque chose qui fait lien entre le théâtre d’hier et celui d’aujourd’hui. Cette recherche quasi-archéologique d’enracinement dans la matrice du quatrième art donne aussi tout son sens à la disposition des spectateurs en U comme dans les premiers théâtres grecs.

Mais l’enracinement n’empêche pas l’envol, c’est là où réside la force de la pièce Madame M., d’où cette sensation de nouveauté, de fraicheur en détournant ce qu’il y a au fond de plus enraciné dans l’art théâtral. La bonne distance, la « juste mémoire » serait dans le déplacement dans tous ses sens : littéral, poétique, optique ou générationnel… Se déplacer est le propre de la pensée et c’est une pièce qui suscite la pensée sans jargonner, tout en simplicité, faisant mine de rien, nous offrant un spectacle aussi engageant qu’une pensée. Merci à Essia Jaibi, Mouna Bel Haj Zekri, Jalila Baccar, Imene Ghazouani, Mouine Moumni, Nesrine Moualhi, Hamza Ouertani et à toute l’équipe pour cette pièce originale, à voir absolument.

[1] Walter Benjamin oppose le récit (notre capacité à raconter)  à l’information.