Elle génère aussi un déplacement de tons et de temporalités. Le tragique est détourné par le paradoxe : dans un monde contemporain, un opéra pour fêter l’anniversaire de Madame M., marâtre puissante et possessive. La pièce commence par sa fin. Le premier tableau est le dernier. Le début n’en est pas un mais la fin aussi. On le sent dans le rythme de la pièce, à un certain moment nous la croyons finie mais non ! Quelque chose de circulaire, comme dans ces instants condensés et dilatés chez Beckett, se déplient en spectacle devant nos propres yeux mais nous sommes loin de ce théâtre là car les êtres de Madame M. ne renoncent pas à briser cette circularité pour s’affranchir. La fin sans fin est là pour dire qu’il n’y a pas de fin de l’Histoire et que nous pouvons toujours recommencer, reconstruire, renouveler.
Le manège, la ritournelle font partie du spectacle, manège tourné à un moment ou à un autre par l’un des personnages comme une bobine qui tourne pour que le spectacle continue. Vers le dénouement, avant la césure qui déclenchera l’affranchissement, un tour de manège se détache de tous les autres et s’en distingue. Madame M. tourne le manège de la scène avec tous ses enfants dedans. À ce moment là, une émotion se déclenche en nous indéniablement, nous reliant à l’histoire de notre théâtre tunisien. On ne peut, à ce moment là, isoler Madame M. de Jalila Baccar. Dans tout déplacement métaphorique, il y a une zone où se rejoignent les deux images, une zone d’indistinction qui en fait la force. L’actrice et le personnage paraissent comme en surimpression, c’est Madame M. qui couve ses enfants comme dans un nid trop protecteur et c’est Madame Jalila Baccar qui porte tous ces jeunes acteurs, qui fait tourner la manivelle derrière la scène comme pour leur passer le feu ; quelque chose qui fait lien entre le théâtre d’hier et celui d’aujourd’hui. Cette recherche quasi-archéologique d’enracinement dans la matrice du quatrième art donne aussi tout son sens à la disposition des spectateurs en U comme dans les premiers théâtres grecs.
Mais l’enracinement n’empêche pas l’envol, c’est là où réside la force de la pièce Madame M., d’où cette sensation de nouveauté, de fraicheur en détournant ce qu’il y a au fond de plus enraciné dans l’art théâtral. La bonne distance, la « juste mémoire » serait dans le déplacement dans tous ses sens : littéral, poétique, optique ou générationnel… Se déplacer est le propre de la pensée et c’est une pièce qui suscite la pensée sans jargonner, tout en simplicité, faisant mine de rien, nous offrant un spectacle aussi engageant qu’une pensée. Merci à Essia Jaibi, Mouna Bel Haj Zekri, Jalila Baccar, Imene Ghazouani, Mouine Moumni, Nesrine Moualhi, Hamza Ouertani et à toute l’équipe pour cette pièce originale, à voir absolument.
[1] Walter Benjamin oppose le récit (notre capacité à raconter) à l’information.