Certains médias se sont fait une spécialité de nous abreuver d’un certain type d’articles qui m’agacent profondément. Il y est question de Tunisiens ou de binationaux, généralement nés, formés et résidant en France, en Amérique ou ailleurs dans le monde occidental, qui ont brillamment « réussi ». Tel a été élu député ou conseiller d’un président, tel autre a été promu à un poste de responsabilité censé être prestigieux dans une institution internationale, tel autre encore, « multidiplômé », est un génie de l’informatique et travaille pour une des plus grandes entreprises du monde. On nous raconte aussi le formidable parcours d’un homme ou d’une femme d’affaires d’origine tunisienne qui brasse des millions de dollars, d’une top-model à peine nubile qui a fait la couverture de « Vogue », d’une ou d’un autre Tunisien, rattaché à un laboratoire norvégien, qui a fait des découvertes scientifiques fabuleuses ou qui, en tant qu’animateur sur une chaîne de télévision française, fait exploser l’audimat aux heures de grandes écoutes.

Bientôt, on nous racontera, comme dans un journal people, les vacances et la vie sentimentale de ces tunisiens qui ont « réussi ». Et on pourra se délecter d’apprendre qu’un tel, homme d’affaire néérlando-tunisien qui a fait fortune dans les cosmétiques bio, file le parfait amour –provisoire– avec une telle, multinationale, innovante et riche, qui vient de mettre fin à une relation tumultueuse avec un autre Tunisien, Allemand celui-là, qui a inventé une application utilisée par la NASA pour faire décoller les fusées. Ce ne sont pas là, je précise, des personnages réels, mais juste des modèles imaginés pour que vous compreniez bien ce dont je parle.

Les articles de ce type sont bien sûr copieusement relayés sur les réseaux sociaux par nos concitoyens qui y trouvent apparemment des motifs de fierté. On ne s’interroge que rarement sur la nature de l’« exploit » réalisé par l’un de nos compatriotes expatriés ou nés à l’étranger. On ne se pose pas de questions sur ce que signifient ces « succès », leur pourquoi et leur comment. On ne questionne pas plus leur sens moral et politique ni les choix et les ambitions que porte notre héros du jour. Je n’arrive pas à comprendre, par exemple, pourquoi un Tunisien devrait naturellement tirer vanités de ce qu’une de nos compatriotes soit élue au parlement français, au Bundestag ou à la House of Commons, indépendamment de son choix de figurer sur telle liste électorale plutôt que sur une autre. Pourquoi un Tunisien devrait se flatter qu’un ou une autre de nos compatriotes, vivant à l’étranger, accède à un poste de responsabilité politique dans un organisme international, sans prêter attention aux orientations politiques qu’il ou elle doit promouvoir dans cet organisme ?

Pour différentes raisons, je comprends parfaitement, cependant, qu’on puisse avoir un sentiment de fierté ou d’orgueil pour une action réputée importante qu’aurait réalisé un membre de la communauté à laquelle on s’identifie – le village, la foi, la région, la tribu, la nation – ou pour le parcours qui est le sien… Je n’irais pas non plus critiquer une personne qui se flatterait qu’Ons Jabeur n’ait été éliminée de Roland Garros qu’au troisième tour. Mais je ne peux m’empêcher de faire la différence entre un jeune Tunisien (et ils ont été nombreux) qui est allé combattre aux côtés du peuple palestinien et un autre de vingt-trois ans qui ferait des merveilles à la bourse de Londres. Je n’ai même aucune sympathie pour ce dernier quelques soient les exploits qu’il ait pu réaliser pour se remplir les poches.

La success-story de ces Tunisiens d’Occident suscite donc la fierté mais elle est aussi la raison de jérémiades amères sur le triste destin qui est le nôtre, nous qui vivons ici. Car, et je crois que c’est cela qui fait l’efficacité des articles qui en vantent le mérite, la vanité que suscitent ces Tunisiens se mêle – voire recouvre – un sentiment de honte de nous-mêmes. « Nous aussi, on pourrait le faire », se dit-on, comme si nous avions quelque chose à nous prouver ou à prouver aux autres. Le tuniso-dédain ou le tuniso-pessimisme triomphent. Nous sommes en retard, pense-t-on, nous ne sommes pas à la hauteur, nous avons un potentiel extraordinaire mais il n’est pas reconnu. Il nous faut vivre dans un pays développé et moderne pour le voir s’épanouir et pour « réussir ». L’excellence nous échappe, elle fuit ou préfère carrément naître ailleurs. « Chez nous, on bloque les grands talents », regrette-t-on aussi, comme si le modèle de société qui favorise l’émergence ou qui fabrique des personnalités hors du commun, ou supposées telles, était nécessairement juste. Enveloppé dans une idéologie libérale de l’Etat minimum, ce genre de considérations tend à se substituer à une critique de l’organisation politique et sociale du pays qui permette de trouver non pas d’abord ce qui étouffe nos grands génies potentiels mais, en premier lieu, ce qui entrave la promotion et le développement des potentialités collectives des classes populaires.

J’ai comparé, plus haut, comme pour plaisanter, ce type d’articles à ceux de la presse people. On peut y déceler en effet des mécanismes similaires. Les uns et les autres jouent sur le rêve, le rêve d’une réussite exceptionnelle. Cendrillon, la boniche, devenue princesse ou, dans la version capitaliste moderne, le pauvre bougre, parti de rien, qui accède cependant aux hautes sphères de la bourgeoisie grâce à son esprit d’initiative, sa détermination, son travail acharné, son inventivité. Il y a toutefois une différence : dans un cas, le people, il s’agit d’un rêve individuel, dans les articles dont je traite, il s’agit aussi d’un rêve collectif. L’un et l’autre genre s’adossent et promeuvent une conception bourgeoise de la réussite individuelle mais dans le cas qui nous intéresse ici, il est question également de l’amour-propre en tant que peuple minorisé et « indignisé » tant par la domination impériale que par les régimes politiques qui se sont succédés depuis l’indépendance. La fierté ambivalente que peuvent susciter ces Tunisiens d’Europe et d’Amérique qui ont « réussi » pourrait se dire ainsi : partis de rien, c’est-à-dire de la Tunisie, on peut arriver à tout… C’est ainsi à un besoin de reconnaissance collective que répondent probablement les articles dont je parle, un besoin qu’ils expriment dans un langage individualiste et libéral qui a notamment pour arrière-plan l’idée que le modèle occidental est la forme la plus avancée et nécessairement souhaitable de l’humanité.