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L’affaire de Kamel Matmati a été sélectionnée par l’IVD comme une affaire représentative des disparitions forcées, classée comme une grave atteinte au droits humains par l’article 8 de organique 2013-53 du 24 décembre 2013, relative à l’instauration de la justice transitionnelle et son organisation.

Kamel Matmati, militant islamiste, a été arrêté, au matin du 7 octobre 1991, sur son lieu de travail à la Société tunisienne de l’électricité et du gaz de Gabès. À cette époque, Abdallah Kallel, ministre de l’Intérieur (libéré le 10 juillet 2013 après deux ans de prison), donnait l’ordre à ses fonctionnaires de traquer les militants politiques afin de faire taire toute opposition au régime.

Dans ce contexte très tendu, marqué par la répression et la peur, la famille Matmati n’a pas baissé les bras. Durant des années, elle n’a pas cessé de chercher son fils, en vain. Les autorités n’ont jamais répondu aux demandes de vérité et n’ont pas restitué le corps, même après la révolution. En 1992, la justice l’a condamné par contumace à 17 ans de prison, alors qu’il était mort. En 2009, des témoins confirment à la famille la mort de Matmati. En 2012, une enquête judiciaire a été ouverte où des témoignages concordants affirment que Kamel Matmati a été tué sous la torture par des policiers durant les premières 48 heures de son arrestation. En 2016, l’État finit par avouer la mort de Kamel Matmati et donne un acte de décès à sa famille.

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Se rappelant le long périple à la recherche de son fils, la mère de Kamel Matmati raconte :

Je suis partie à Tunis où j’ai passé quatre ans de recherche … sans relâche. J’étais tout le temps debout … allant d’un lieu à un autre. Mon sefsari était mouillé de pluie et de boue, l’hiver et mouillé de sueur, l’été. Je passais des heures devant les tribunaux. Je suis allée à toutes les prisons tunisiennes. Même les veilles des Aid …

Des phrases qui résument la douleur des familles des disparus. La mère de Kamel a une seule demande : celle de pouvoir enterrer son fils, 25 ans après sa disparition. « C’était le souhait de son père décédé avec l’amertume de ne rien savoir sur le sort de son fils » regrette la mère étouffée par ses sanglots.

La détention secrète, une pratique courante de la dictature

Kamel Matmati est loin d’être le seul disparu de force durant les années de plomb. l’IVD a reçu près de 194 dossiers de disparitions forcées. Un rapport publié par Amnesty International en juin 2008 estime que des milliers de personnes ont été victimes de torture, de procès iniques et de disparitions forcées. Ce rapport explique le mécanisme réel des disparitions forcées en Tunisie.

« Il est souvent arrivé que des personnes arrêtées […] soient maintenues en détention prolongée au secret par des agents de la direction de la sûreté de l’État. Durant les semaines ou les mois que peuvent durer la période d’incarcération, les autorités refusent de reconnaître que la personne est détenue, ou de communiquer des informations sur le lieu et les conditions de détention, la soustrayant ainsi à la protection de la loi. […] Les dates d’arrestation sont fréquemment falsifiées par les agents des forces de sécurité, en particulier dans les affaires politiques ou touchant à la sécurité, de manière à faire croire que la personnes arrêtée plusieurs jours, ou même plusieurs semaines, après la date réelle » détaille le rapport sans donner de chiffres.

Le 25 novembre 1996, Fethi Louhichi, employé à la zone industrielle de Gabès, a été arrêté par la police politique et jamais retrouvé depuis ce jour. Sa famille ainsi que ses avocats et des associations ont réclamé des informations sur son lieu d’arrestation, en vain. Le 18 février 2008, les avocats de Fethi ont déposé une plainte auprès du procureur de la République. Depuis… rien !

Le 30 septembre 2009, Walid Hosni, étudiant à l’École supérieur des sciences et techniques de santé a disparu. Encore aujourd’hui, sa famille est sans nouvelles. Sorti de son domicile à Naassen (Ben Arous), il n’est plus revenu. Sa famille l’a cherché dans tous les hôpitaux, les prisons et les casernes d’enrôlement, en vain. Après maintes plaintes déposées, les autorités ont tenté d’accréditer l’idée auprès de la famille que leur fils aurait quitté la Tunisie. Durant l’investigation policière sur sa disparition, la famille a subi un harcèlement et des menaces à cause des pratiques religieuses de leur fils.

Le 19 février 2009, Abdelmottaleb Ben Marzoug, commerçant à Gabès, a été arrêté devant son lieu de travail. Durant 22 jours, aucune information n’a été communiquée à sa famille qui ignorait tout de son sort. Il a été détenu au secret au ministère de l’Intérieur où il a été torturé avant qu’il soit présenté devant le juge. Selon un communiqué de l’Organisation mondiale contre la torture, publié le 27 mars 2009, Abdelmottaleb a avoué sous la torture sa « présumée participation dans  l’attaque contre un bar. Il serait entre autre accusé d’appartenir à un réseau terroriste. Aucun examen et traitement médical n’a été conduit suite aux allégations de torture et de mauvais traitements ».

À quand un vrai changement ?

L’impunité du ministère de l’Intérieur était renforcée par l’absence de toute mention dans le code pénal protégeant les personnes de disparition forcée. Le 8 mars 2016, à Genève, le Comité des disparitions forcées a examiné le rapport de la Tunisie qui a ratifié, le 29 juin 2011, la convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, en attendant d’intégrer la criminalisation de cette pratique dans le code pénal, conformément à l’article 2 de la convention. La seule référence juridique se trouve dans la loi organique 2013-53 du 24 décembre 2013, relative à l’instauration de la justice transitionnelle et son organisation qui classe les disparitions forcées parmi les violations graves des droits humains.

Cependant, aucune définition claire n’est encore donnée à cette violation dans la loi tunisienne. Selon la convention internationale du 6 décembre 2006 :

On entend par «disparition forcée» l’arrestation, la détention, l’enlèvement ou toute autre forme de privation de liberté par des agents de l’État ou par des personnes ou des groupes de personnes qui agissent avec l’autorisation, l’appui ou l’acquiescement de l’État, suivi du déni de la reconnaissance de la privation de liberté ou de la dissimulation du sort réservé à la personne disparue ou du lieu où elle se trouve, la soustrayant à la protection de la loi.

Si l’objectif des audiences publiques des victimes l’IVD est d’établir la vérité, celle qui concerne les disparus reste la plus dure à rétablir. Face au silence des bourreaux et le peu d’informations que détiennent les familles, comment rendre justice à ceux partis sans retour ? Dans un contexte de lutte anti-terroriste qui banalise l’atteinte aux droits humains, il paraît encore plus difficile de tourner la page de la dictature.