« Ces nouveaux mots qui font la Tunisie ». C’est le titre du livre de Hédia Baraket et Olfa Belhassine, paru il y a quelques semaines aux éditions Cérès. Vous en avez probablement entendu parler. En tous cas, de nombreux médias l’ont favorablement commenté. Très favorablement, même. Cet ouvrage de plus de trois cent pages se présente avec humilité comme une enquête journalistique autour d’une soixantaine de mots, d’expressions et de slogans qui auraient transformé la Tunisie depuis le déclenchement de la révolution le 17 décembre 2010 jusqu’à nos jours. Comme les Aborigènes d’Australie qui balisent de mots chantés leur histoire-territoire, les auteurs nous proposent ainsi un voyage dans la Tunisie des cinq dernières années à travers le langage qui a fleuri sur le territoire de la révolution.

« Dire, c’est faire », écrivait la linguiste Nabiha Jrad, pour laquelle la révolution tunisienne est un « événement langagier ». La révolution montrerait que le « langage fait l’histoire ». Une affirmation excessive reposant sur un choix politique exclusif qui ne se cache pas : la révolution, oui, mais par les mots et non par les armes. Sans aller jusque-là, l’ouvrage de Hédia Baraket et Olfa Belhassine se réfère cependant aux (mauvais) articles de cette chercheuse (Quand dire c’est faire : la révolution tunisienne, un évènement de langage fait l’histoire et La révolution tunisienne: des slogans pour la démocratie aux enjeux de la langue). Mais la démarche adoptée n’est pas sans intérêt. On peut bien sûr discuter le tri qui a été opéré dans le vaste champ des mots qui ont fait florès au cours de la période étudiée ou contester la pertinence de certains commentaires. On peut également regretter le recours abusif aux « experts » et universitaires plutôt qu’aux acteurs politiques eux-mêmes ou à des citoyens sans engagement particulier. On peut surtout s’interroger sur le choix d’avoir privilégié au cours de leur enquête la parole des « modernistes » plutôt que celle des « islamistes », pour évoquer les deux grands pôles qui ont imposé leurs lexiques à la révolution.

C’est d’ailleurs là, l’un des principaux reproches que je ferais à ce livre : son parti-pris moderniste, présent également – mais de manière caricaturale – chez Nabiha Jrad. Un parti-pris inscrit dans l’idéologie coloniale du « retard arabe » qui va de pair avec l’idée que la modernité démocratique de type occidental serait le fin mot de l’histoire et la vérité de la révolution. Ce bais est d’autant plus préjudiciable qu’il empêche les auteurs de distinguer la complexité des clivages qui construisent les mots comme il leur interdit de distinguer les « mots qui font la Tunisie » et ceux qui la défont ou, plus exactement, ceux qui font la révolution, ceux qui la bornent et ceux qui la défont. Elles ne saisissent pas ainsi le rôle qu’a pu jouer le langage de la « transition » pour brider et contrecarrer la dynamique révolutionnaire populaire, voire pour la renverser. De même, leur échappe totalement le lexique économico-politique et « sociétal » libéral qui a submergé la Tunisie en s’emparant des aspirations démocratiques.

Malgré ces faiblesses, ce livre reste un document utile, un recueil d’informations et d’anecdotes dont on peut tirer profit, un aide-mémoire pratique que, pour ma part, je préfère à certains travaux gonflés de prétention. En cela, plus que l’ouvrage d’ « historiens du quotidien » comme les auteurs définissent le travail du journaliste, j’y vois une archive intéressante que se devra d’utiliser et de décrypter un futur historien.