Au nom de la révolution, le gouvernement de la Troïka avait déjà tenté de briser les mouvements sociaux. Moncef Marzouki, lui-même, alors président de la République, n’avait pas été en reste. Je n’ai pas la patience de relire l’ensemble de ses discours pour vous en donner une citation exacte mais en substance, il tenait ce langage : les luttes sociales, c’est sympa, on les comprend, mais faut pas abuser et le mieux serait quand même de s’en abstenir. Au nom de l’économie, c’est-à-dire du patronat, et au nom de la sécurité, c’est-à-dire de la police, les nouvelles autorités se font plus menaçantes encore. Khaled Chouket, le porte-parole du gouvernement a la réputation de dire à peu près n’importe quoi. Il n’est pas cependant l’être complètement acéphale que l’on croit et il arrive qu’une parole sensée lui échappe. Sensée bien sûr du point de vue de la politique de ceux qu’il représente.

Dans la déclaration qu’il a faite en marge du dernier Conseil ministériel, quelques mots à peine lui ont suffit pour résumer la quintessence du nouveau pouvoir. Evoquant « les protestations qui ont lieu aussi bien sur les sites d’extraction des richesses naturelles qu’ailleurs », il n’a pas hésité à les assimiler à du « terrorisme économique » et prévenu que l’Etat saurait y mettre un terme par « tous les moyens légaux ». Et l’on sait que la matraque fait partie des « moyens légaux ». Il a annoncé également des mesures destinées à mater les mosquées « hors-contrôle ». N’importe quel imbécile aura ainsi compris qu’il faut associer les mouvements de contestation sociale et l’action des groupes jihadistes.

En vérité, si l’on reprenait la rhétorique de l’anti-terrorisme, il faudrait dire, à l’encontre des déclarations du porte-parole du gouvernement, que les « terroristes » ne sont pas les grévistes mais les briseurs de grèves. Car il y a effectivement un lien entre les luttes sociales et l’expansion du jihadisme. Mais ce lien n’est pas celui que suggère Khaled Chouket. Sans que cela n’en épuise l’explication, c’est bien au contraire parce qu’il n’y a pas eu assez de luttes sociales ou qu’elles ont été réprimées que s’est développé le jihadisme. Ce ne sont pas les mouvements de revendication des chômeurs, des habitants des régions de l’intérieur, des ouvriers, des petits fonctionnaires qui ont alimenté le jihadisme mais la lutte de classe victorieuse des hommes d’affaire et du patronat, soutenue par les plus hauts sommets de l’Etat et les puissances impériales. Je l’ai déjà écris ailleurs mais je le redis ici : la dégradation des conditions économiques des classes populaires, le chômage croissant, les augmentations faramineuses des prix, ne sont pas le fait de la révolution mais de la contre-révolution. Les phénomènes que l’on appelle « crise économique », « chute de la croissance », « baisse de l’investissement » et dont on veut faire porter la responsabilité aux « demandes exagérées » des classes populaires, à leurs grèves et aux blocages de route, sont les formes que prend la grève politique contre la révolution, autrement dit contre les pauvres, menée par la bourgeoisie – il est temps de réhabiliter ce terme – et tous ceux qui bâtissent des fortunes sur leur dos.

Dites tant que vous voulez que c’est là faire preuve de simplisme et de dogmatisme archéo-marxiste. Allez consulter si cela vous chante les sociologues, les politologues et même les psychologues pour comprendre comment un type gentil, travailleur et de bon voisinage est devenu un affreux jihadiste coupeur de têtes. Pour ma part, je reste convaincu que le caractère désormais massif du jihadisme en Tunisie comme ailleurs dans le monde arabe trouve sa cause, non pas seulement dans les manœuvres des forces de la contre-révolution, mais également dans l’incapacité de la révolution – c’est-à-dire aussi de ceux qui l’ont dirigée – à se déployer jusqu’au terme destructeur de sa dynamique.

Allez !, juste pour le plaisir de faire peur aux transitionnistes – sale race ! -, je vous cite une phrase de Kurt Tucholsky, un auteur dont j’ai déjà utilisé un extrait sur ce site :

On fait aujourd’hui pas mal de tintouin autour d’un changement de statuts qui s’est passé dans l’énervement. Des vitres brisées et des crânes défoncés ne sont pas la preuve d’un renversement : ce qui compte, c’est d’avoir le courage de démolir l’ancien avec un fracas d’enfer et alors – mais alors seulement – de construire du nouveau.Kurt Tucholsky, « Panizza », in Bonsoir révolution allemande !, PUG, Paris, 1981, p.33.