Budget participatif, Open Data, autogestion… des expériences d’ouverture aux citoyens rendues possibles grâce à la révolution. Les Tunisiens ont ainsi gagné une marge de manœuvre considérable avec l’éclatement du couple Etat-Parti. Certaines tentatives ont été limitées dans le temps d’autres, se propagent.
Le pouvoir central est cependant omniprésent. En effet, qu’il soit incarné par le gouverneur, le ministère de l’Intérieur ou la présidence du gouvernement ce pouvoir constitue souvent une force contraire bloquant ce genre d’initiatives. Passage en revue de certaines expériences.

Municipalité de Bizerte, photo par Citizen59, CC BY-SA 3.0 Wikimedia.

En 2011, dans l’euphorie révolutionnaire, les conseils municipaux issus des élections municipales de 2010 sont dissous par vagues successives sur décision du chef du gouvernement. Des délégations spéciales (النيابات الخصوصية) les remplacent. C’est depuis la capitale que tout se décide la plupart du temps. Des exceptions existent. Ces nominations se font parfois avec un consensus entre les différents représentants locaux des partis politiques et de la société civile, ou bien en respectant les proportions des résultats des élections. Dans d’autres cas, ce sont les membres des ligues de la protection de la révolution qui ont été nommés (les “vraies”, celles qui se constituent au lendemain du 14 janvier 2011 et qui ont fait des quarts pour protéger leurs quartiers des pilleurs durant le vide sécuritaire).
Contrairement à une idée reçue, ce système de délégation spéciale n’a pas été créé de toute pièce pour répondre à la nouvelle donne révolutionnaire, c’est une disposition précédemment prévue par la loi organique des municipalités1.

Ces délégations spéciales sont donc des conseils municipaux par intérim nommés pour un an renouvelable sur décision du pouvoir exécutif2. Ainsi c’est l’exécutif qui a encore une fois les manettes3 4. Jusqu’à la révolution ce n’était pas si gênant… qu’ils soient nommés ou élus, les conseils municipaux du temps du RCD étaient peu représentatifs des forces politiques en présence dans la société tunisienne.

Nouvelles opportunités pour les mairies et les citoyens

Avec la liberté retrouvée, de multiples possibilités sont advenues au sein des municipalités. Avec de la bonne volonté, les maires, plus précisément, les “chefs de délégations spéciales” peuvent relativement s’émanciper de l’autorité de tutelle. En effet, rien n’empêche une mairie de tenir sa “réunion préliminaire” destinée à donner la parole aux citoyens, sur un marché. Ainsi, un lien direct avec ces derniers peut être établi, les citoyens n’ont plus à franchir le seuil de la mairie, c’est la mairie qui vient à eux. Une tentative a été faite par la mairie de Bir Lahmar, Tataouine en 2013. Mais les policiers ont empêché le président de la délégation spéciale d’aller au bout de son idée.

Cependant, une réunion municipale hors les murs, peut paraître anodine en soi, mais c’est en réalité une démarche symbolique dont le but est effectivement de mettre le citoyen au cœur de la vie municipale. C’est une réappropriation de l’espace public. Le paradigme hiérarchique – Etat central, municipalité & citoyen – est brisé. Les administrés et leur mairie créent des canaux de communication directe.

Quitter l’espace de la mairie permet de dépoussiérer la relation mairie-administrés, de casser la perception a priori négative de l’administration régionale. Cette démarche humanise la municipalité et l’éloigne du rapport étatico-administratif. En effet, quasiment toute décision municipale doit être validée par le gouverneur. Dans l’imaginaire collectif, le gouvernorat est le lieu de toutes les tensions. Revendication sociale ou protestation populaire, c’est devant la Wilaya que les appels à manifester ont lieu.

Néanmoins, certains nouveaux venus dans les mairies – par ignorance ou par insouciance – ne tiennent pas les réunions prévues par la loi paralysant ces institutions qu’ils sont censés “libérer” du poids de la dictature. Supposons que la municipalité est paralysée, c’est alors le gouverneur qui prend les rênes et la téléguide. Les administrés ne seront pas en mesure de se faire entendre, c’est l’échec de la démocratie locale5.

Autogestion

Autre initiative imposée par la force des choses: l’autogestion. Sécurité, ramassage des ordures, etc. les habitants de certaines communes ont dû apprendre à se prendre en charge. À Thala, l’initiative vient des citoyens. Après le weekend des affrontements sanglants causant une dizaine de morts les 6 et 7 janvier 2011, la police est “dégagée”, l’armée investit la ville. Les administrations publiques désertées, les citoyens prennent la relève. Ils créent de fait un modèle de gestion démocratique populaire, participatif et spontané6.

Municipalité de Sayada, photo par Citizen59, CC BY-SA 3.0 Wikimedia.

Open Data

Autre cas d’école: l’expérience Sayada. Cette petite ville de pêcheurs située à 200km de Tunis dans le gouvernorat de Monastir est la première municipalité à avoir adopté une politique d’opendata et d’ouverture aux citoyens. Elle a par ailleurs inauguré le premier réseau wifi communautaire. En jouant la transparence, la municipalité avait pour objectif de montrer ses difficultés et d’impliquer les citoyens pour les résoudre. Lotfi Farhane, le maire de Sayada est resté en place pendant 4 ans – une longévité extraordinaire comparé à ses homologues – il a récemment démissionné suite à un conflit avec le syndicat des employés de la mairie7.
Pour les citoyens de cette ville, l’open data est désormais inscrit dans l’ADN de la ville. Quand les citoyens émigrés en Europe ont consulté les comptes de la mairie, ils ont pris acte de la situation difficile de leur ville. Ils ont alors cotisé et offert un camion à bennes tasseuses pour le compte de la mairie. Pourtant, selon le projet de code des collectivités locales8, le prochain conseil élu n’aura aucune obligation légale de continuer à pratiquer aussi rigoureusement l’open data. (A lire : entretien avec Chaima Bouhlel).

Le pouvoir discrétionnaire de l’Etat central: l’exemple de la dissolution pour “Non-harmonie”

Depuis l’été dernier, Habib Essid, chef du gouvernement, a procédé à de nouvelles nominations dans les délégations spéciales. Comme on peut le lire dans les journaux officiels 58 et 57 ou encore le 60 de l’année 2015, les présidents des délégations spéciales (رؤساء النيابات الخصوصية) sont désormais les délégués (المعتمدين). Les justifications qu’on y lit sont les suivantes :

Vu le rapport du gouverneur de (…) en date du (…), concernant la proposition de la dissolution de la délégation spéciale de la commune de (…), vu la démission du président, l’incapacité de la délégation spéciale de gérer la commune et la non harmonie entre ses membres et les agents de l’administration municipale, ce qui a eu un impact négatif sur le bon déroulement de l’action municipale (…) la composition de la délégation spéciale dans la commune de (…), par la composition suivante, et ce, jusqu’au déroulement des élections municipales.

Ces dispositions peuvent sembler pratiques et opérationnelles: en effet à quoi bon garder un conseil municipal qui ne fait pas correctement son travail. A priori, il n’y a aucune raison valable. Cependant, la mission d’un délégué n’a rien à voir avec celle d’un maire. Le premier est un poste administratif où est nommé le représentant du gouverneur, lui même représentant du gouvernement et du président de la République en région, régi par le code de la fonction publique et le devoir d’obéissance9. Certains juristes y voient une entorse à la règle de séparation des pouvoirs: le conseil municipal étant un organe politique chargé principalement de prendre des décisions (législatif, élu en temps normal) et doit rendre des comptes à ses administrés. Il dispose d’un mandat à durée déterminée qui émane de la base, des citoyens. Le délégué n’a pas de comptes à rendre à ses concitoyens car il est nommé et ne risque pas de “perdre son job”.
Imaginons qu’un président de la République soit démis de ses fonctions car il n’est pas “en harmonie” avec son gouvernement, ou un ministre renvoyé car il n’est pas en “harmonie” avec le personnel de son ministère… c’est inconcevable. Pourtant, à échelle locale, l’application des décrets gouvernementaux laisse place à des décisions subjectives car elle se base sur “la non harmonie entre les membres d’un conseil municipal et les agents de l’administration”. C’est un renversement de l’autorité, car ceux qui doivent appliquer les décisions se transforment en dépositaires des décisions10.

Espaces de libertés mal exploités

À la mode après la révolution, les budgets “participatifs” se répandent considérablement dans les municipalités tunisiennes. Cela consiste à soumettre au choix des administrés une partie de l’argent public dédié aux investissements. On pourrait déjà s’imaginer prendre les rênes du budget mais c’est seulement une partie de l’investissement qui est soumise au vote des citoyens. Ce “titre 2” vient après l’acquittement des frais de gestion (titre 1: salaires, loyers, dettes, services de la dette, etc.).
Ainsi à la Marsa, Sfax, Mjaz El Bab ou Gabès, les Tunisiens peuvent choisir d’installer des lampadaires dans telle rue au lieu de refaire la chaussée de telle autre. Onze municipalités ont adopté cette méthode participative. Néanmoins, le mode de scrutin ou le décompte des voix, questionnent la représentativité. En effet, il n’y a pas de critères clairs dans ces opérations. Par conséquent, l’égalité des chances entre citoyens pour l’accès à l’information et à la prise de décision est tributaire des niveaux social, scolaire, culturel et des réseaux de chacun.

Nouvelle constitution, nouvelle organisation

On aurait pu s’attendre à retrouver les bonnes idées dans le projet de code des collectivités locales. On aurait pu également penser que la décentralisation pacifierait la relation entre le citoyen et la mairie notamment en affectant aux municipalités par exemple le pouvoir de fournir les papiers d’identité, cartes et passeports, afin de circonscrire le rôle administratif de la police. Il n’en est rien.
La date des prochaines élections locales n’est pas connue à ce jour. On ignore encore comment ces nouvelles institutions – fruit de la constitution de 2014 – devraient interagir entre elles. Les municipalités ne seront plus les seules assemblées élues au niveau local. Il y aura également des conseils régionaux et des districts. Tout le territoire national sera couvert par des municipalités. C’est ce dont on peut être sûr, car ces informations figurent dans la constitution de 2014. Le détail est encore à venir. L’enjeu est de taille, car c’est la loi sur la décentralisation qui va définir les nouvelles règles du jeu de la politique locale et qui va façonner durablement le visage de la Tunisie. C’est une des étapes cruciales de la construction de la deuxième République tunisienne.