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« Une commission clandestine de réconciliation économique et financière ». Voilà comment la coalition civile contre la loi de réconciliation qualifie la commission que Béji Caid Essebsi propose de gérer les dossiers de corruption et « tourner la page » en « urgence ». Dans ce que les opposants appellent désormais « la guerre déclarée du Président contre la justice transitionnelle », le projet de loi organique n°49 lié à la réconciliation dans le milieu économique et financier ne cesse d’alimenter un débat houleux entre une minorité résistante et une majorité partisane. Lors d’une conférence de presse, tenue à Tunis, jeudi matin 27 août, par la coalition civile contre le projet de loi de la réconciliation, Le juge démissionnaire du tribunal administratif, Ahmed Soueb, ainsi que Abdeljelil El Bedoui ont exposé les défaillances du projet de loi aux niveaux constitutionnel, juridique et économique.

Omar Safraoui, coordinateur de la coalition contre le projet de loi de la réconciliation économique et financière, a affirmé en début de conférence que cette initiative ne s’oppose pas à la réconciliation en étant un principe fondamental de la justice transitionnelle.

Ce que nous contestons à travers la coalition est la façon de gérer cette réconciliation et non pas sa raison d’être. Nous sommes aussi sensibles que le pouvoir quant à l’urgence de traiter le dossier économique. Cependant, nous n’accepterons jamais la méthode proposée pour classer les dossiers de corruption et de malversation de l’argent public dans l’impunité totale et sans décortiquer ses raisons et questionner ses responsables. »a clarifié l’avocat, Omar Safraoui, président de l’instance de coordination indépendante de la justice transitionnelle.

Durant la conférence, marquée par une faible présence médiatique et politique, les grands absents étaient l’Union Général des Travailleurs Tunisiens, la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme et l’Ordre National des Avocats de la Tunisie. Omar Safraoui, exprime, par rapport à cette absence, l’inquiétude de la coalition concernant la position de l’UGTT et la LTDH. « S’ils ne soutiendront pas le retrait de ce projet de loi, il faut, au moins, qu’ils ne soutiennent pas son adoption. Nous sommes en dialogue permanent avec la LTDH, l’UGTT ainsi que l’UTICA qui n’ont pas montré un refus pour soutenir nos demandes. Néanmoins, nous souhaitons une plus grande solidarité surtout que cette fois les dégâts seront désastreux », a expliqué le coordinateur de la coalition.

De son côté, le président de la LTDH, Abdessatar Ben Moussa a déclaré à la presse, lundi 24 août, que le quartet du dialogue national prépare une proposition de loi qui remplacera le projet de la présidence. Cette initiative lancée par l’UGTT est ouverte à toutes les composantes de la société civile, selon la même source. Néanmoins, un bruit court, entre opposants du projet de loi, affirmant que le quartet soutiendra l’adoption de ce projet avec, dans les meilleures des cas, quelques réformes.

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Le soir même de la conférence de presse, un groupe de jeunes militants de gauche était en rassemblement devant le local de l’UGTT, vers 17h. Celui-ci a fini par faire une démonstration « timide » sur l’Avenue Habib Bourguiba. L’objectif clé de l’action, selon Azyz Amami, militant et leader du mouvement « Je ne pardonnerai pas », est de demander à l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens une position claire par rapport au projet de réconciliation de BCE. Ce dernier, on nous apprend, a bloqué une entrevue prévue au cours de cette semaine entre ses conseillers et la coordination de la coalition civile contre le projet de la réconciliation.

Rappelons que depuis lundi 24 août, la coalition a relevé, dans un rapport, nombreuses violations dans le projet de loi de la Constitution ainsi que des contradictions avec le système législatif et une faible efficacité au niveau économique.

Sur le plan constitutionnel, la coalition a considéré les points suivantes comme étant des violations incluses dans le projet de loi :

● Violation du projet par ses deux premiers articles du préambule de la Constitution qui promet une rupture définitive avec « l’injustice, la corruption et la tyrannie ».
● Atteinte au principe de la bonne gouvernance dans les articles 1,2,7 et 8 dudit projet de loi.
● Atteinte au principe de la participation dans la gestion du régime républicain démocratique comme l’a clairement inscrit le préambule de la Constitution (3ème paragraphe).
● Atteinte aux principes de séparation et équilibre entre les pouvoirs vu le projet de loi prévoit une commission formée principalement par le gouvernement.
● Infraction du chapitre 10 de la Constitution qui garantit le recouvrement de l’impôt, la lutte contre l’évasion et la fraude fiscales ainsi que la bonne gestion des deniers publics par les deux articles 7 et 8. En effet, ces deux articles précisent que la réconciliation concerne les fonctionnaires publics et leurs assimilés. Selon le code pénal, est considérée comme fonctionnaire public et son assimilé une large catégorie qui contient, à titre d’exemples, les fonctionnaires des administrations publiques et régionales, les ministres, les chefs de cabinets, les secrétaires d’État, les agents de police, les gouverneurs, les délégués et les ambassadeurs. Selon Ahmed Soueb, cet article consacre la volonté du pouvoir d’immuniser les principales composantes de la corruption.
● Violation du principe de l’égalité dans les droits et les devoirs comme l’a indiqué la Constitution dans son 21e chapitre
● Violation du principe de la transparence : le rapport final de la commission de ce projet de loi ne sera transmis qu’au chef du gouvernement et l’Instance de Vérité et de Dignité. Il ne sera jamais publié au JORT ou discuté dans le parlement.
● Violation du droit d’ester en justice : la commission de la réconciliation sera « administrative » et ne sera soumise à aucun contrôle judiciaire.
● Violation du système de justice transitionnelle contenue dans le chapitre 148, paragraphe 9 de la Constitution.

Au niveau législatif, le juge Ahmed Soueb, explique que le projet de loi lié à la réconciliation économique manque d’une étude de faisabilité et de coût-efficacité. En plus, le projet de loi manque d’une définition claire de son champ d’engagement et son cadre temporel. D’après la coalition, cette réconciliation donne une « impunité aux fonctionnaires publics corrompus dans un désaveu aux revendications de la révolution et ses objectifs ainsi qu’une consécration de l’impunité et l’encouragement à la corruption. Parmi les autres points cités dans la contradiction juridique relevée par la coalition, nous citons « la fragmentation du processus de la justice transitionnelle, la consécration de l’illégitimité et le gaspillage des droits civils ».

Saida Garrach, ancienne militante d’opposition et conseillère chargée de la société civile auprès du président de la République, explique dans une tribune publiée au journal Al Maghreb que :

Ce projet de loi concerne l’argent et les biens qui ne sont pas encore confisqués de ceux qui demandent la réconciliation. Ce qui veut dire qu’on est en dehors du décret-loi 2011-13 du 14 mars 2011 portant confiscation des avoirs et biens meubles et immeubles. En plus, l’Instance de Vérité et de Dignité, conformément à la loi qui l’a créé et défini ses prérogatives, ne peut examiner que les dossiers qu’elle reçoit de la part des victimes de la dictature. Alors que cette loi vise ceux qui ont fait des bénéfices de l’argent public illégalement sans que la loi 2011 ne permette de les leur confisquer. Saida Garrach

Sur ce détail en particulier, le juge Ahmed Soueb attire l’attention des journalistes présents dans la conférence de presse en évoquant le rôle de la commission de confiscation des biens et avoirs. Il précise que celle-ci a réussi, et dans un temps record, à confisquer 350 sociétés et 150 dossiers immobiliers appartenant aux 114 personnes de la famille Ben Ali et ses proches. Selon le juge, membre de cette commission, « la loi nous permet de poursuivre le même travail pour les hommes d’affaires et les fonctionnaires publics même si nous n’avons pas jusqu’à aujourd’hui une liste nominative des personnes concernées. Ce projet de loi rentre donc dans les prérogatives de la commission de confiscation. En plus du fait qu’elle vide la mission de l’IVD de son sens ».

Lors de la conférence de presse, Abdeljalil El Bedoui, docteur en économie de développement, explique que :

Ce projet de loi renonce aux réformes nécessaires au développement et investissement, permet un marchandage à un taux de rentabilité très faible et tend à garder le même modèle biaisé de développement. Le pouvoir vise, à travers cette loi, à cacher les vérités sur les mécanismes de la corruption. La construction d’un nouveau modèle de développement saint et prospère passe inévitablement par la redevabilité et le rétablissement de la vérité et des responsabilités. Dans la vision stratégique de la présidence de la République, nous trouvons tout une partie consacrée à la lutte contre la corruption et la mauvaise gestion de l’argent public. Cependant, les projets de loi proposés par cette même présidence sont en contradiction claire avec ses promesses. Sommes-nous dans un État schizophréne ? L’impunité que garantie cette loi encouragera les hommes d’affaires et les fonctionnaires publics corrompus à régler leur situation en catimini sous forme d’arrangements avec la commission de réconciliation. Mais les dossiers qui seront traités ne rapporteront rien à la Tunisie. Effectivement, le temps alloué pour étudier les dossiers et évaluer avec justesse l’argent pris en fraude n’est pas suffisant. Ici on parle donc d’une commission secrète qui gérera des « deals » non contrôlés, ni suivis par la justice et qui sont peu rentables à l’économie tunisienne, conclut l’expert en économie de développement et dirigeant au Forum Tunisien des Droits Économiques et Sociaux.

La Tunisie a ratifié la convention des Nations Unies de lutte contre la corruption en 2004. « Si la Tunisie ne pouvait pas appliquer cette convention, à l’époque de Ben Ali, pour reprendre ses biens, elle a aujourd’hui l’obligation de respecter les critères internationaux de lutte contre l’impunité. L’État tunisien est obligé, légalement, d’utiliser les outils de cette convention pour confisquer et reprendre ce qui lui revient de biens, bénéfices et patrimoine », déclare David Tolbert, président du Centre International de la Justice Transitionnelle (CIJT) qui s’oppose au projet de loi et soutien la coalition depuis sa création.

Dans ce même contexte, le président du CIJT rappelle que ce projet de loi ne valorise pas les efforts des enquêteurs tunisiens qui ont bénéficié de l’aide des gouvernements précédents pour reprendre 68 millions de dollars des comptes bancaires suisses et canadiens et 28 millions de dollars des comptes libanais durant seulement deux ans. En effet, « ce projet de loi prétend que la récupération de l’argent volé prendra, si elle restera dans les mains de l’IVD, énormément du temps. Ce qui n’est pas juste car la Tunisie a réussi cette même mission en, seulement, deux années après la chute de la dictature. Un temps record si nous faisons la comparaison avec d’autres pays qui ont entamé les mêmes procédures auprès de la Suisse, par exemple. Haiti a consacré 30 ans en entier pour récupérer à peu près 6 millions de dollars endossés, à l’époque, dans les comptes suisses de son ex-président. Le Nigéria a pris 17 ans pour bloquer et récupérer 380 millions de dollars que Sani Abacha avait volés à son peuple. Et la Philippine a récupéré ses 680 millions de dollars du Marcos, après 10 ans d’attente » rappelle David Tolbert, dans son communiqué, avant d’ajouter que le climat de confiance prospère à l’investissement que le président tunisien veut instaurer à travers son projet ne sera pas possible si justice et rétablissement de vérité ne seront pas faits.

Serait-il possible de dire que la clémence et la générosité envers un tel amas de riches malfaiteurs amènera la Tunisie à une union nationale ? Ou serait-on en face à plus de colère et d’indignation qui alimenteront plus de violence et d’extrémisme dans le pays ? Que ferons-nous quand les extrémistes, à l’intérieur ou à l’extérieur du pays, utiliseront cette flagrante impunité comme argument facile pour légitimer leurs actes terroristes ? David Tolbert, Tunisia’s “Reconciliation Bill” Threatens Gains of the Revolution.

Si le projet de loi de la réconciliation promet une bouffé d’air à l’économie tunisienne en encourageant les hommes d’affaires « corrompus » à revenir et ramener leurs fonds douteux au cycle économique, les opposants de cette loi rappellent que le problème de l’investissement en Tunisie n’est pas lié principalement aux fonds. « Depuis 2010, les projets d’investissement publics sont bloqués à cause de la bureaucratie et l’incompétence de l’administration publique. Et nous ne pourrons réformer cette bureaucratie accablante qu’à travers le rétablissement de la vérité et le questionnement de ses responsables. En plus, de quels hommes d’affaires parlons-nous ? Est-ce que l’économie tunisienne a vraiment besoin d’une minorité corrompue pour redémarrer ? Je pense que l’économie nationale est dans l’urgence d’une réelle réforme qui garantit une administration forte et compétente, la suprématie de la loi, la transparence et l’égalité des chances », conclut Abdeljalil El Bedoui, expert en économie de développement.

Il faut savoir que ce projet de loi risque visiblement de passer au parlement. Comme l’a fait la Troïka avec sa légitimité populaire, Nidaa Tounes nous met la pression au nom de la majorité parlementaire. Pis encore, on nous menace avec l’état d’urgence et le terrorisme pour nous persuader d’arrêter nos actions citoyennes contre la dite loi de réconciliation. J’annonce au nom de la coalition que nous n’avons pas peur! martèle Omar Safraoui, coordinateur de la coalition civile.

Entre temps, les divisions au sein de la société civile et le retour du quartet du dialogue national affaiblissent l’opposition au projet de BCE. Un projet dont il a fait promesse à ses anciens amis depuis sa compagne électorale voire même depuis qu’il a été à la tête du gouvernement de transition en 2011.