La Tunisie a été invitée au sommet du G7 qui se tient aujourd’hui en Allemagne et elle est représentée par le Président de la République tunisienne. Bien entendu, je me félicite de l’intérêt manifesté par le G7 à notre pays et au succès de sa transition démocratique, mais je souhaite, en tant que diplomate et membre actif de la société civile vous faire part de la frustration et des préoccupations d’une large frange de l’opinion publique et de la classe politique tunisienne au regard des résultats décevants du partenariat de Deauville annoncé en grande pompe en mai 2011 au profit de la Tunisie et des autres pays du printemps arabe.
A ce propos, le Président de la République avait évoqué dans des déclarations publiques les promesses non tenues de soutien financier de l’ordre de 25 milliards de dollars – qui si elles avaient été honorées – auraient certainement évité à la Tunisie de sombrer dans la crise économique et financière sans précédent à laquelle elle se trouve confrontée. Mais, il convient de vous rappeler également votre engagement solennel – également non respecté – de restituer au peuple Tunisien ses « avoirs volés » selon les termes mêmes du communiqué final du sommet de Deauville.
Toutefois et selon des déclarations officielles du conseiller diplomatique de la présidence de la République, la Tunisie ne compte pas solliciter un soutien financier lors du prochain sommet du G7.
Quoiqu’il en soit le non respect de ces deux engagements a gravement entamé le crédit et la crédibilité du G7 et de nos alliés stratégiques auprès de l’opinion publique tunisienne réveillant en elle de pénibles souvenirs notamment celui du soutien occidental sans faille accordé jusqu’à la fin à l’ancien régime.
Curieusement les responsables tunisiens n’ont pas évoqué le dossier des avoirs spoliés au nombre des doléances qu’ils comptent présenter au G7 en dépit de l’importance de ses enjeux financiers évalués à 38,5 milliards de dollars par des sources universitaires américaines. Et ce sans compter les fuites massives de capitaux et d’investissements après la révolution. Pourtant la restitution même partielle de ces fonds aurait considérablement allégé le fardeau devenu insoutenable de la dette tunisienne.
Mais le plus grave est l’attitude des responsables tunisiens en charge du dossier notamment le gouverneur de la banque centrale qui se montre sceptique quant à la possibilité de récupérer les avoirs volés invoquant la complexité des procédures judiciaires et le manque de coopération des pays concernés. Pourtant, ce constat d’impuissance contredit la volonté politique affichée par le G8 qui s’était clairement engagé à ce propos dans des termes qui ne laissent aucun doute sur ses capacités opérationnelles à restituer les avoirs spoliés « par des actions bilatérales appropriées et par la promotion de l’initiative pour les avoirs volés de la Banque mondiale et des Nations unies ».
En revanche, les responsables économiques et financiers tunisiens persistent à infliger au peuple tunisien sur injonction du FMI une politique d’endettement improductive et de crédits conditionnés sous prétexte d’assurer la continuité de l’Etat dans le respect des engagements de la Tunisie. Les tunisiens auraient souhaité les voir manifester ainsi que nos partenaires économiques essentiels le même empressement à faire respecter les engagements du G7 à l’égard de la Tunisie.
En vérité ce sont les choix économiques d’insertion dans la mondialisation et l’économie de marché initiés par l’ancien régime à travers le libre échange qui sont ainsi reconduits dans la mesure où l’endettement en est la conséquence logique puisqu’il est censé combler les déficits courants consécutifs à la perte des ressources douanières et fiscales occasionnés notamment par l’accord de libre échange des produits industriels conclu en 1995 avec l’UE et les incitations fiscales consenties en faveur des investisseurs étrangers.
Et c’est en raison de ces choix que la Tunisie souffre aujourd’hui d’une grave crise de surendettement qui hypothèque son indépendance de décision dans la détermination de son modèle économique et sa stratégie de développement tout en la condamnant, contre toute logique, à s’enfermer dans l’engrenage fatal des emprunts conditionnés du FMI et des institutions financières internationales dont l’essentiel est consacré selon des sources européennes et tunisiennes au remboursement des dettes de l’ancien régime et non à l’investissement productif.
Ainsi ce sont des députés Européens, particulièrement Christine Vergiat et Eva Joly , qui ont été les premiers à dénoncer vigoureusement en 2014 la politique d’endettement toxique et de crédits conditionnés imposée à la Tunisie par le parlement Européen pour l’octroi d’un crédit de 300 millions d’euros et le refus des parlementaires Européens d’annuler la dette tunisienne ainsi que les conditionnalités « austéritaires » du prêt qui rejoignent celles du FMI.
Ces députés se sont également émus et indignés de l’ampleur et de la gravité de l’endettement tunisien post révolution qui selon Christine Vergiat s’est envolé de 20% en trois ans faisant assumer à l’UE et à la France – en tant que principaux créanciers – une lourde responsabilité en la matière. A cet effet ils ont révélé que la Tunisie avait déjà remboursé à ses créanciers 2,5milliards d’euros de plus que le capital prêté ajoutant que 85% des emprunts contractés avaient servi au remboursement de la dette.
Pourtant la loi des finances de 2015 adopte la même politique accordant la priorité au remboursement de la dette qui absorbera 2, 5milliards d’euros et à l’application du nouveau PAS convenu depuis 2013 avec le FMI avec le soutien de L’UE. Celle-ci insiste par ailleurs sur l’accélération des négociations avec la Tunisie pour l’extension de la zone de libre échange par la conclusion de l’ALECA.
Le maintien de cette option par tous les gouvernements post révolution suscite l’inquiétude et la préoccupation grandissante de l’opinion publique, des économistes, et des experts tunisiens indépendants qui constatent avec effarement que la Tunisie n’a tiré aucun profit véritable de cette politique d’endettement irresponsable initiée sous l’ancien régime.
Il en est ainsi de l’économiste tunisien Abdelmajid Ammar qui révèle, chiffres à l’appui – dans son ouvrage paru en 2014 et consacré à l’endettement tunisien – que sur la période 1988-2010 la Tunisie a été un exportateur net de capitaux et les transferts nets au profit de nos créanciers ont été – en sus du service de la dette en principal et en intérêts – de l’ordre de 6584 millions de dinars soit une moyenne annuelle de moins 284 MTND. Dès lors il estime à juste titre que le bilan de cette politique est globalement négatif suggérant que la Tunisie œuvre auprès de ses créanciers pour que ces transferts négatifs lui soient au moins restitués sous forme de projets de développement profitables aux deux parties.
A ce propos les annonces de conversion de dettes faites par la France, l’Allemagne et l’Italie correspondent en chiffres à une infime partie des transferts nets déboursés à leur profit par la Tunisie pour la période considérée.
Ainsi, il s’avère que le surendettement est – en tant que composante essentielle de la crise économique et financière – l’un des principaux défis auquel fait face la Tunisie et le sommet du G7 lui offre l’opportunité de présenter sa vision sur les moyens de surmonter cet handicap majeur avec le concours de nos partenaires stratégiques. En effet aucun redressement économique de la Tunisie n’est possible sans une solution radicale à ce problème par la révision des choix économiques et diplomatiques auxquels il est associé.
A ce propos la Tunisie pourrait présenter au G7 un plan de sauvetage de l’économie tunisienne sous forme d’un programme quinquennal de désendettement développement associé à un moratoire qui serait mis à profit pour négocier avec nos créanciers bilatéraux et multilatéraux les mécanisme d’allègement ou d’effacement de la dette dont pourrait bénéficier la Tunisie.
Ainsi la Tunisie pourrait demander à bénéficier à titre exceptionnel à l’instar d’autres pays Africains économiquement sinistrés de l’initiative des pays pauvres très endettés ainsi que de l’initiative (IADM) lancée en 2005 par le G8 qui permet de bénéficier de l’annulation de l’ensemble des dettes envers le FMI, la Banque mondiale, et la BAD. Mais le G7 pourrait prendre une initiative similaire propre à la Tunisie en annonçant l’annulation des dettes des pays démocratiques ayant réussi leur transition démocratique et les ressources ainsi dégagées seraient reconverties en projets ou allouées aux infrastructures ainsi qu’aux catégories ou régions défavorisées conformément aux priorités définies par la constitution.
En effet, l’histoire regorge d’exemples démontrant qu’aucun pays sortis d’un traumatisme économique issu d’un évènement majeur comparable à la révolution tunisienne n’a pu se redresser sans un soutien massif de la communauté internationale. Ainsi, l’Allemagne avait bénéficié au lendemain de la seconde guerre mondiale d’une série de mesures équivalents à l’effacement de 90% des dettes allemandes ; et au nombre de celles-ci une limite ne dépassant pas 5% des recettes d’exportation consacré au service de la dette.
I l en est de même pour l’Irak qui a bénéficié à la demande des USA d’une annulation pure et simple de sa dette extérieure au lendemain du renversement du régime en 2003 au motif que le peuple Irakien n’avait pas à assumer le passif d’un régime despotique. Pourquoi en serait il autrement pour la Tunisie après la chute de la dictature d’autant plus que les pays créanciers étaient conscients du détournement d’une large partie des financements extérieurs qui ainsi ne profitaient pas au peuple tunisien mais à une minorité de privilégiés.
Mais les pays du G7 pourraient – en tant que principaux détenteurs de la dette tunisienne – consentir au niveau bilatéral des actions spécifiques d’annulation ou de reconversion de dette en faveur de la Tunisie beaucoup plus décisives et substantielles que celles qui ont été annoncées. Ainsi la France, premier créancier bilatéral en 2010 (46% du total soit plus de 3 milliards de dinars) pourrait consentir au bénéfice de notre pays un plan bilatéral de développement désendettement comparable à celui consenti en 2011 en faveur de la cote d’ivoire. Et une telle initiative aurait certainement un effet d’entrainement positif sur les autres principaux créanciers particulièrement le Japon (22% du total soit 1454 TND) et accessoirement l’Allemagne, l’Italie et les USA.
D’ailleurs la Tunisie a intérêt à focaliser son attention sur le rééquilibrage et l’assainissement de sa coopération avec ce groupe restreint de pays qui monopolisent l’essentiel de nos échanges économiques et commerciaux et financiers tout en tirant le meilleur profit des incitations et des exemptions fiscales et douanières accordées aux investisseurs étrangers. En effet la crise globale dont souffre la Tunisie est intrinsèquement liées à la crise économique dont souffrent la plupart de nos partenaires économiques européens en relation avec la crise mondiale et européenne persistante depuis 2007.
De ce fait les relations de partenariat entre la Tunisie et l’Union Européenne et les institutions financières internationales nécessitent une évaluation globale préalablement à toute extension de la zone de libre échange. A ce propos la Tunisie devrait pouvoir compter sur le soutien et la compréhension du G7 dans les futures négociations avec les instances européennes censées démarrer en septembre prochain.
Il convient de relever que depuis la révolution l’UE n’a pas cessé ses démarches insistantes pour accélérer la conclusion de l’accord de libre échange complet et approfondi sans tenir compte des capacités d’adaptation de l’économie tunisienne fortement ébranlée par la crise ni du bilan largement défavorable à la Tunisie de l’accord de libre échange des produits industriels conclu en 1995.
En effet seules quelques superpuissances industrielles à l’instar de l’Allemagne et de la Chine ont tiré profit de la mondialisation des échanges commerciaux et la crise mondiale est largement due à ce phénomène de domination industrielle qui est à l’origine du désenchantement européen à l’égard de l’Europe même en France puissance industrielle qui éprouve des difficultés considérables à préserver sa compétitivité notamment face à la montée fulgurante des pays émergents.
Le secret de la réussite de ces pays réside dans leur capacité à développer leurs propres technologies performantes et des systèmes de productions compétitifs attractifs pour les industries occidentales sophistiquées à forte valeur ajoutée qui cherchent à comprimer leurs couts de production ; de même ces pays ont développé leurs propres gammes de produits industriels performants se positionnant en redoutables concurrents des industriels occidentaux.
Quant à la Tunisie elle n’a pas pu bénéficier de ces mutations car elle s’est cantonnée dans le rôle de pays atelier spécialisé dans la sous traitance de bas de gamme au profit des industriels européens et c’est pourquoi elle n’a pu tirer aucun profit de son partenariat déséquilibré avec l’Europe qui nécessite d’être reconsidéré dans sa globalité et non pas réduit à ses dimensions purement commerciales et sécuritaires selon l’approche actuelle de l’UE qui ne semble pas tenir compte des défis et des besoins sécuritaires propres à la Tunisie et aux pays de la région maghrébine en relation avec la montée du terrorisme .
En effet, il ne faut pas perdre de vue que dans sa conception originale le partenariat Euro Méditerranéen avait pour ambition l’édification d’un espace de paix, de sécurité et de prospérité partagée entre les deux rives et il serait opportun, à l’occasion du vingtième anniversaire du processus de Barcelone que les pays concernés puissent procéder ensemble à une évaluation globale de leurs relations et d’en tirer les enseignements qui s’imposent avec pour ambition de parvenir à concevoir ensembles un nouveau partenariat plus équilibré mutuellement profitable et tenant compte des intérêts de tous les peuples de la région.
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