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Lettre ouverte aux présidents de l’ANC, de la République et au Chef du Gouvernement, et à tous ceux qui possèdent la plus petite parcelle de pouvoir…

Par le décret N°2013-2222 du 28 mai 2013, le ministre de la Justice a décidé la création d’une Cour d’appel à Kasserine. Le décret en question dispose en son article premier qu’il « est institué à Kasserine une Cour d’appel comprenant des appels de jugements rendus par les Tribunaux de première instance de Kasserine et Sidi Bouzid » (2).

Si nous devons, en tant que juriste, défenseur des droits de l’Homme, saluer cette création, car elle facilite à nos concitoyens un accès « équitable » devant le service public de la justice, il n’en demeure pas moins que cette création est juste une petite fleur, plantée dans un champ de sel, pour ne pas dire, un champ miné, et que de ce fait, une fleur ne fait pas le printemps !

Quelle est la carte visite de Kasserine ? Quelles positions occupe-t-elle parmi le reste des autres départements tunisiens ? Quelles sont les réalités vécues au quotidien, sur les plans administratif, économique, et politique ?

La carte de visite de Kasserine

Ville millénaire par excellence, sa création remonte à l’an 80, sous la domination de l’empereur romain Vespasien, fondateur de la dynastie des Flaviens, dont les vestiges encore présents et non préservés hélas, demeurent visibles à nos jours.

Depuis longtemps, ces sites et bâtisses romains auraient dû faire l’objet d’une reconnaissance internationale en tant que trésors communs à l’Humanité, et jouir par conséquent d’une protection de l’Unesco, en tant que patrimoine commun à l’Humanité. Cela ne semble pas avoir été le cas, car on a toujours cherché à occulter l’histoire de cette ville, et considérer ses habitants comme citoyens de seconde zone.

Aujourd’hui, elle compte près d’un demi-million d’âmes, en raison de sa grande fertilité démographique, occupant près de 5 % du territoire national.

Les événements qui secouent actuellement Chaâmbi, depuis déjà quelques semaines, ont levé le voile d’ignorance qui cachait le quotidien de toute une cette région et de ses habitants laissés à l’abandon, à travers le prisme des médias, des agences de presse, et des reporters dans le monde, laissant nues des réalités d’exclusion volontairement entretenues, et délibérément cultivées par une République inique et par-dessus tout, partiale.

Et, il est à craindre, Messieurs, que ceux-ci ne soient le prélude d’un grand séisme qui prendrait le pays au dépourvu, arracherait de la terre tout ce beau monde qui nous gouverne plus pour nous dépouiller que pour faire régner la justice économique, en répartissant les fruits de la nation, sur toutes les régions, et selon les mêmes critères, pour faire régner la paix et la quiétude indispensables pour la solidarité et la promotion des peuples, tant il est vrai que le culte de la mémoire courte, ou amnésique, est légendaire chez les responsables de la gestion de la chose publique.

En outre, seuls les égoïsmes empêchent les hommes de voir venir les grands changements qui interviennent dans l’histoire des peuples, lesquels ne s’annoncent pas à l’avance.

Kasserine, la reine des steppes

Vous n’êtes pas sans savoir, Messieurs les seigneurs de la politique, que la position stratégique de Kasserine, au plan géopolitique inter-maghrébin, la place de loin au premier plan par rapport aux autres régions du pays. C’est pourquoi l’empereur Vespasien y a fondé sa dynastie, et c’est pourquoi aussi les batailles les plus décisives ont eut lieu sur cette terre des seigneurs de la haute steppe.

À l’époque contemporaine, Kasserine, avec Thala, Haidra, Fériana, Foussana, Hassi El Ferid et Majel Bel Abbès avaient vu affluer vers elles des milliers d’Algériens organisés en résistants contre l’occupation française, notamment à l’époque où le FLN avait intensifié la lutte anti-française entre 1954 et 1962. Ces mêmes chefs-lieux de délégations avaient reçu plusieurs milliers d’Algériens qui avaient fuit l’intégrisme intégral en Algérie, et les tueries et massacres du GIA, (3) dans les années 90, pour y trouver refuge.

À cette époque, les hommes d’affaires algériens et occidentaux installés en Algérie avaient établi leur quartier général à Kasserine, pour diriger à distance leurs entreprises restées au cœur de l’Algérie.

Le Beylik, poussé par une volonté ostentatoire de vivre au-dessus de ses moyens, dû entreprendre une politique de modernisation de l’administration beylicale.

« Mais le quotidien des paysans n’était pas amélioré, et l’abus fiscal auquel se livrait Sadok Bey et ses courtisans, poussé par un endettement de plus en plus lourd, avait fini par dresser contre lui la colère des seigneurs de la haute steppe, et notamment les tribus des Hemamma, Fraichich, Majeurs,… où le pouvoir beylical était presque inexistant. En décidant de doubler l’impôt personnel (« majbà) » pour faire face à ses créanciers, le Bey avait commis l’irréparable et ce fut la révolution de 1864, que les historiens du pouvoir avaient sciemment minorée, quand ils ne l’avaient pas volontairement occultée » (4) pour renforcer davantage l’aveuglement de nos responsables politiques à entrevoir les grands changement, à prévoir les secousses de petite et de haute voltige et d’anticiper l’avenir, pour mieux vivre ensemble.

André Raymond et Jean Poncet avaient évoqué en ces termes cette révolution :

« Les insurgés présentaient des revendications précises : refonte et allègement des impôts, nomination de caïds (magistrats) ayant l’agrément des tribus, amélioration de la justice, élimination des mamlouks »(4), à l’instar des chebabs de la révolution du 17 décembre 2010, qui présentèrent les mêmes revendications au sergent Ben Ali, 146 ans après ; car le peuple d’hier est à l’identique du peuple d’aujourd’hui !

« Le mouvement de contestation qui s’organisa sous la houlette de l’un des seigneurs des Majer, le notable Ali Ben Gdahem, avait impulsé la proclamation de Gouvernements provisoires établis dans les villes révoltées du Sahel, pourtant plus assujetties au pouvoir central, et l’insurrection eut un indiscutable caractère national. (…) et exprimèrent leur hostilité à l’intervention étrangère dont était menacée le pays. Le Bey et son Premier ministre avaient joué sur les discordances et les jalousies entre tribus, pour faire échouer la révolution. Deux ans plus tard, la sécheresse, la famine, le choléra dépeuplèrent le pays. Le Bey se trouva acculé, face à la faillite de sa régence, et dut accepter des conditions exorbitantes d’une commission financière internationale, derrière laquelle se cachait le protectorat français ».(5).

C’est cette même commission qui, sous d’autres formes, nous tient encore et toujours par la gorge, et hypothèque l’avenir de nos enfants par une montée vertigineuse et incontrôlable, tel un serpent des mers, de la dette publique et des services de la dette.

Justice économique pour Kasserine

Ainsi donc, les Kasserinois, toutes tendances confondues, ont toujours été relégués au second plan, car on les craignait ; alors, pour les contrôler et mieux les assujettir, il fallait les affamer, réduire leurs chances au sein de la république, ne pas y installer les mêmes services publics, de même qualité, que ceux qu’on trouve dans d’autres villes du pays : hôpitaux universitaires, universités polyvalentes en matière de spécialités, investissements et promotions industriels, infrastructures routières et autoroutières, lutte contre la pollution, dégradation de l’écosystème et pollution des nappes phréatiques, triplement de l’analphabétisme, des taux de chômage et de pauvreté par rapport aux critères minima des Nations unies. Bref, les Kasserinois, par rapport au pouvoir central, de tout temps, sont l’équivalent des Kurdes au nord de l’Irak au temps de la dictature de Saddam Hussein.

On l’a vu, ce sont ces derniers qui l’avaient jugé et exécuté un jour d’Aid ElIdha, tel un mouton donné en sacrifice, pour mieux purifier la terre !

Sachez, Messieurs, que c’est le sort qui est le plus souvent réservé aux dictateurs arabes. Après Saddam Hussein, ce fut le tour de Ben Ali, de Moubarak, de Kadhafi.

Avant eux, il y avait eu Anouar El Sadate, le Shah d’Iran, et quelques autres. Cependant, la liste ne semble pas vouloir s’arrêter là, ni ici et maintenant, ni de sitôt, tant que les peuples sont dépouillés de tout, et surtout de leur pain et de leur dignité.

Le pouvoir central tunisien, Messieurs les seigneurs de la politique, était bien informé de toutes ces réalités, il ne pouvait nullement en contester l’existence. C’est ainsi par exemple que l’un des premiers ministres du Zaim Bourguiba, Mohamed M’zali, pour ne pas le nommer, avait clairement reconnu la responsabilité de l’État tunisien vis-à-vis de Kasserine et de ses habitants en ces termes :

« Nous sommes tenus à votre égard, d’un effort économique, et nous voulons en échange rester confiants que la région de Kasserine, ses hommes libres et ses résistants resteront avec Bourguiba, quoiqu’il arrive. (…) Il faut politiquement s’occuper de l’unité nationale quelles que soient les difficultés et les problèmes, parce que nous sommes un seul peuple. » (6)

C’était à l’occasion du coup de déstabilisation de Gafsa, dans les années 80.

La révolte des chebabs déclenchée à Sidi Bouzid, le 17 décembre 2010, avait été vite neutralisée par le sergent Ben Ali, qui avait dépêché sur place un hélicoptère de l’armée pour transporter Al Bouazizi à l’hôpital des grands brûlés de Ben Arous, ainsi que sa famille, à qui il avait remis quelques milliers de dinars pour acheter leur colère et leur douleurs, croyant que l’argent était tout dans la vie. Ce sont les Kasserinois, et les Thalaouis indignés de ce comportement hautain et médiocre, qui avaient saisi le flambeau de la révolution, pour pisser sur l’argent de Ben Ali, car la dignité n’a pas de prix.

Ce fut le déluge des snipers, des tortures, des séquestrations arbitraires, des visites domiciliaires sauvages digne des nazis en 1935, le tout arrosé du sang des martyrs, pour donner aux dictatures arabes une leçon sur le sens de la dignité et la noblesse des hommes de ce pays.

Mais, la question qui reste en suspend est la suivante : la classe politique en général, et ceux qui gouvernent aujourd’hui, ou qui gouverneront demain, en particulier, ont-ils vraiment compris la leçon de l’Histoire, ou bien seront-ils comme leurs aînés, incapables de lire la souffrance des peuples ?

Car les peuples quoiqu’il advienne, pauvres ou riches, cultivés ou analphabètes, sont et demeurent éternellement invincibles.

Je l’ai dit et écrit en 1994, je l’ai répété en 2011 (7), et je trouve encore le moyen de le répéter aujourd’hui, car le feu est sous les pieds de ceux qui gouvernent sans justice au sens le plus large du terme, ni humanité, quelles que soit l’endroit et l’époque où ils se trouvent !

Si la création de la Cour d’appel de Kasserine est sans nul doute une bonne chose, nul ne peux applaudir à l’émergence d’une fleur dans un champ de sel, croyant que le printemps est aux portes de la ville !

========= Notes de bas de page =========

(1) Docteur en droit public et analyse politique, spécialiste de la Tunisie contemporaine.

(2) Cf.JORT n°46 du 7 juin 2013.

(3) Le GIA, Groupe islamique armé, proche d’Al-Qaïda, est une organisation terroriste et considérée comme telle par le Canada, les États-Unis d’Amérique, le Royaume-Uni et la France, ainsi que par le Conseil de sécurité des Nations unies.

(4) SOUIBGUI Mansour, In « Le nouvel espace politique et l’avenir de la démocratie en Tunisie », thèse de droit public et analyse politique de l’Université Jean Moulin Lyon 3, p. 90 – 6 février 1994.

(5) SOUIBGUI Mansour, op.cit. p. 90.

(6) SOUIBGUI Mansour, op. cit. p. 98.

(7) Cf. ان الشعوب لا تقهر أبدا / الدكتور منصور السويبقي /محام أصيل تــالــة من القصرين Facebook, mai 2011.

Lire aussi :

Vigilance aux frontières ! Par Maître SOUIBGUI Mansour, mai 2011.

Appel à tous les peuples révoltés : exiger la déchéance des dictatures en même temps que les dettes qu’elles ont contractées. Par Mansour Souibgui • mardi 22 février 2011