La République et le vivre ensemble peuvent-ils endurer un deuxième assassinat politique non élucidé ? Moins de six mois après le meurtre de Belaïd, cette fois c’est un « élucide » qui vient ébranler la foi en un processus de transition déjà bien mal en point, au pire moment qui soit. Dans les deux cas, ce sont des personnalités humainement attachantes qui ont été “choisies”. Mohamed Brahmi est mort sous les balles de la lâcheté, qu’elles soient celles du mercenariat ou du « mandat divin ».
Rarement homme politique ne se sera autant trompé lors d’une interview. Mardi 23 juillet, face à un parterre de journalistes radio, Ali Larayedh dresse un tableau très optimiste de la situation sécuritaire du pays. Mieux, il se prévaut de l’annonce imminente de la clôture de l’enquête du meurtre de Chokri Belaïd, révélations à la clé. Quarante-huit heures plus tard, on allait réaliser à quel point le chef du gouvernement était loin du compte.
La veille de la fête de la République, pas moyen de trouver une bannière aux couleurs nationales dans les boutiques spécialisées : pénurie de drapeaux. Le 25 juillet promettait d’être cette année celui de la promotion des sentiments patriotiques.
La campagne télévisée incitant à accrocher les drapeaux aux fenêtres ne le dit pas expressément, mais « l’idéal national », un peu court idéologiquement, se posait une fois de plus comme alternative à ce qui est perçu comme une redéfinition de « l’identité nationale » par l’islam politique.
Plus que ces célébrations convenues du drapeau, c’est la main du terrorisme qui allait répondre de façon autrement plus directe au Premier ministre, au grand jour, endeuillant au passage une fête déjà morose. En berne, les drapeaux aux balcons revêtent une autre dimension.
Entre la rage et le dépit, existe-t-il une place pour la raison ?
« Vous allez tous rentrer, manger du bon brik, et tout sera oublié ! », s’exclame un Tunisien en colère en direction de ceux venus s’enquérir du sort de Brahmi, quelques minutes après l’assassinat, à l’hôpital Mahmoud Materi.
Le sang est encore chaud que les premières accusations fusent. Est-ce une accusation imbécile que de crier que « Ghannouchi et Ennahdha l’ont fait » ? Une chose est sûre, sous le coup de l’émotion, les slogans n’ont pas le temps d’être fins. Encore moins dans une culture faisant la part belle à la loi aveugle du Talion.
Il est pourtant impératif de considérer sérieusement (et rationnellement) deux pistes qui correspondent à autant de motifs suffisamment puissants pour s’engager dans des éliminations physiques aussi risquées : l’idéologie et/ou les intérêts économiques.
Inutile de chercher du côté des explications politico-politiciennes (proximité du défunt avec la composante sociale du Front populaire contre l’avis des plus nationalistes de son parti, refus présumé d’une alliance avec Nidaa Tounes, etc.). Le parti de Brahmi est un minuscule parti sans menace pour le pouvoir en place. Son meurtre ne saurait être soumis aux critères classiques des assassinats politiques, consistant typiquement à se débarrasser d’un rival direct ou gênant.
La première hypothèse incrimine des électrons libres djihadistes “idéalistes”, qui ont plusieurs contentieux avec ce que représentait Brahmi : élu d’une entité qu’ils ne reconnaissent pas, en compétition avec eux sur le terrain de l’ “arabité” (synonyme d’islamisme pour eux VS nationalisme nassérien pour lui). C’est la thèse réitérée lors de la peu convaincante conférence de presse du ministère de l’Intérieur, 24 heures après le meurtre.
Une sous-hypothèse de cette première thèse reste l’implication de l’aile dure incontrôlable à droite d’Ennahdha, qui peut via ses liens avec le djihadisme agir de façon « islamo-révolutionnaire », contre l’avis du leadership du parti.
Deux remarques cependant : historiquement, le machiavélisme n’a jamais été le propre des mouvements salafistes. En revanche, ils ont un long passif de manipulés. Par ailleurs il n’y a toujours pas de revendication. Cela aussi est inhabituel pour ces mouvements.
La deuxième hypothèse est au moins aussi probable que la première. Le scénario égyptien vient la renforcer depuis peu (celui de l’armée défendant aussi des intérêts économiques). En Tunisie, les grands capitaux, qui se savent les perdants d’une étape post révolution, ont jusqu’ici été discrets, mais possèdent une capacité de nuisance qu’ils ont pu activer.
Les sous-hypothèses de cette deuxième probabilité sont nombreuses : puissances étrangères (axe anti Qatar, royaume wahhabite), ancien régime revanchard, etc. S’ils sont les commanditaires, ils peuvent avoir utilisé les mêmes exécutants, dont Boubaker Hakim.
Réactions unanimes de l’opposition
Au chapitre des réactions politiques, les premières réponses n’ont pas tardé. Cette fois elles se traduisent en actes immédiats. Le Front populaire appelle à la désobéissance civile générale, sorte de prolongement de la grève générale du 26 juillet.
Ahmed Néjib Chabbi, un temps tenté par un soutien au gouvernement et aux institutions défaillantes mais élues, lâche prise. Khémaies Ksila appelle dès jeudi à paralyser l’ANC « de façon effective ».
Première conséquence marquante de la crise : le 27 juillet, l’extrême gauche s’asseoit autour de la même table que Béji Caïd Essebsi. Une première, même si au siège de Nidaa, aux Berges du Lac, Zied Lakhdhar s’assoit face à l’octogénaire, probablement pour renvoyer une image d’égal à égal et non de mise sous commandement.
Est-ce l’opportunisme qui s’engouffre dans la brèche d’un gouvernement affaibli ? « C’est de bonne guerre », rétorqueront certains.
L’adhésion au projet de Constitution ne tenait qu’à un fil pour de nombreux blocs à l’Assemblée. Le péril de la vacuité institutionnelle ne semble plus effrayer les 70 élus qui ont à ce jour gelé leur activité à l’ANC.
La mesure reste cela dit de l’ordre du symbolique. Il n’y a en effet pas de « quorum des gels » qui puisse déboucher vers une dissolution de l’Assemblée.
Par ce geste, les plus radicaux dans leur démarche soutiennent le sit-in du « rahil » (le départ), qui ne fait que grossir depuis les funérailles nationales de Brahmi, qui ont galvanisé les manifestants.
En réprimant de jour comme de nuit ces rassemblements du Bardo, conformément à une vision légaliste prônée également par Mohamed Abbou hors gouvernement, l’erreur du pouvoir est peut-être de priver ces manifestants légitimes de leur « droit à la colère », même pacifiste.
La banalisation de la violence ne se fait pas qu’à la télévision : un peu plus loin, chicha et jeux de cartes cohabitent avec les gaz lacrymogènes. Avec la banalisation de la violence politique, la Tunisie se libanise.
les deputes qui ont etablis leurs demissions de l’ANC
En ces jours où l’on entend des croassements qui appellent à la démission du gouvernement, il ne serait pas mal de rafraîchir un peu les mémoires. Il n’y a même pas deux ans et demi, c’était aux premiers jours du mois de mars 2011, Béji Caïd Essebsi qui venait d’être nommé premier ministre par intérim, a fait ses débuts avec une déclaration fracassante. Je la rapporte telle qu’elle a été publiée par Le Temps dans son édition du 5 mars 2011. (c’est du copier coller).
“Il (Caïd Essebsi) n’a pas hésité à accuser l’ancien président déchu Ben Ali de désertion passible de la peine de mort. ‘L’ancien président déchu mérite d’être traduit devant la cour martiale et passer par les armes, car il a déserté son poste en tant que chef suprême des forces armées et président de la République, en fuyant le pays en situation chaotique’.
D’après le même journal: “Sa première déclaration à la presse nationale, arabe et étrangère, a laissé une bonne impression, quoique la grande majorité de son auditoire soit composée de jeunes. Certains commentaires ont été même admiratifs”.
Pascal disait: “Vérité en-deça des Pyrennées, erreur au-delà”. Cette pensée qui a souvent servi de sujet de dissertation peut s’expliquer très aisément: Ce qui vaut pour un certain peuple, n’est pas forcément valable pour un autre. Ceci m’amène à me demander: La situation tunisienne ne s’achemine-t-elle pas vers le chaos? Les tunisiens qui n’ont traversé ni Pyrennées ni Alpes mais sont bien restés sur les mêmes lieux seraient-ils devenus un autre peuple? Ou bien avons-nous affaire à des hypocrites qui selon l’humeur du moment incriminent Ben Ali pour abandon de poste mais exigent de ses successeurs de suivre son exemple?
Dans le code maritime le capitaine est toujours responsable de son navire. En situation de danger il n’a pas le droit de l’abandonner, mais doit faire tout son possible, au risque même de sa vie, pour assurer le sauvetage du bateau, ou du moins celui des passagers et de l’équipage. Il est le dernier à quitter son bord. Mais combien de capitaines, une fois le sauvetage accompli, n’ont-ils pas par sens de l’honneur préféré rester à bord et couler avec leur navire afin d’assumer l’entière responsabilité du naufrage? Il s’agit là d’une tradition de peuples pour lesquels l’honneur compte. Mais il peut aussi y avoir des exceptions comme le cas du capitaine italien Francesco Schettino baptisé le “Capitaine Couard”. Son procès se déroule en ce moment en Italie pour homicides multiples par imprudence, abandon de navire et dommage à l’environnement. Il y a un an et demi, en vue de la côte italienne, au moment où son navire, le Concordia, venait de chavirer après avoir heurté un rocher par son imprudence, sa première pensée a été de sauver sa peau en sautant dans une embarcation de sauvetage, laissant équipage et passagers se débrouiller tous seuls. Il y eut bien sûr des morts et des dégâts. Une honte qui ne s’oubliera pas de si vite dans l’histoire maritime italienne ni même internationale. Mais ce qui est valable pour les marins ne l’est pas moins pour les politiciens. Deux dont je n’oublierai pas le souvenir sont l’ancien premier ministre et héros national du Congo, Patrice Lumumba qui a tenu tête aux forces supérieures du mutin Mobutu aidé par la Belgique. Il fut capturé, torturé et mis à mort par ses ennemis qui ont ensuite mangé son coeur s’imaginant que son courage serait transmissible de cette façon. Presque quarante ans plus tard, face à une rébellion, Mobutu devenu entretemps président, a pris la fuite au Maroc pour y mourir chez son ami Hassan II.
L’autre cas est celui du président Chilien Salvador Allende qui n’a pas plié le genou devant les putschistes et s’est maintenu dans le palais présidentiel sous leurs bombes. D’après eux, il aurait préféré se suicider plutôt que de se rendre, une version plus que controversée.
J’en arrive maintenant à nos courageux députés de l’ANC qui dans les élections d’octobre 2011 ont sollicité et obtenu un mandat du peuple qu’ils ont utilisé pour se chamailler sans arrêt et échanger des incivilités sans oublier de se remplir les poches, ni même de tenter de s’assurer une retraite pour la vie après expiration de leur mandat. En ce moment nous pouvons admirer leur sauve-qui-peut sans aucune gêne ni honte. Ils veulent même se faire passer pour des héros (en ce cas précis la liaison est permise et même recommandée). Mais vont-ils rembourser les sommes non négligeables qu’ils ont empochées pour un travail non accompli? Vont-ils aussi renoncer à briguer un nouveau mandat plus tard?
Dans les traditions maritimes, les compagnies de sauvetage de bateaux travaillent d’après le principe anglais “no cure, no pay”, ce qui veut dire qu’elles ne seront payées que si le contrat avec le commanditaire a été rempli comme il se doit. Ils doivent d’après les termes conclus sauver le bateau ou ce qui peut encore être sauvé, selon les conditions agréées.
Mais je suis hors sujet car je suis en train de parler de gens et de peuples qui ont le sens de l’honneur, et non de diplômés sortis de l’écurie Ben Ali.