Par Emna El Hammi.

Loin devant le CPR et Ettakatol et avec plus de 41 % des sièges, le parti islamiste Ennahdha est le grand vainqueur de ces élections de l’assemblée constituante en Tunisie. Les raisons de ce succès ont fait l’objet de plusieurs analyses sur lesquelles il n’est pas nécessaire de revenir et qui ont surtout permis d’expliquer l’échec de la gauche à comprendre les aspirations des Tunisiens, sur lesquelles ont été bâties les émeutes ayant mené à la chute du régime.

Le parti Ennahdha a basé sa campagne électorale principalement sur la justice sociale et l’emploi répondant ainsi aux préoccupations majeures de la plupart des Tunisiens. Il a vendu du rêve et de l’espoir à un peuple qui en manquait cruellement. Il a utilisé à son avantage un débat identitaire qui a été stigmatisé par l’opinion publique et les médias. Il a rassuré, promis et apaisé, aidé par une machinerie sociale boostée par sa profonde religiosité et son conservatisme.

L’échec de la gauche aura sans nul doute été de ne pas avoir mis Ennahdha face aux contradictions de son programme économique voire à l’impossibilité de sa réalisation, de ne pas avoir fait comprendre à ses potentiels électeurs que ce parti ne leur vendait pas un rêve mais une utopie.

Le libéralisme d’Ennahdha profitera aux riches

Plus d’un mois et demi après les élections, on peut se demander si les électeurs d’Ennahdha connaissent réellement ce parti pour lequel ils ont voté. Si l’on considère que plusieurs électeurs ont récompensé des partis de l’opposition historique, qui avaient été durement réprimés sous Ben Ali, il est indéniable que la plupart des électeurs issus des classes populaires, ont voté pour Ennahdha dans l’espoir d’une amélioration de leur condition économique et sociale, ignorant le libéralisme, presque sauvage, de ce parti.

D’ailleurs, Ennahdha n’a pas dérogé à sa vision politique libérale en rencontrant, dès l’annonce de sa victoire, la communauté d’affaires au siège de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (UTICA), en se déplaçant à la bourse tunisienne afin de rassurer les investisseurs sur le marché financier tunisien et en dialoguant avec les opérateurs de tourisme afin de développer ce secteur clé pour l’économie tunisienne. Cette impatience à aller à la rencontre des hommes d’affaires plutôt que vers les classes défavorisées, au lendemain des élections, a de quoi dérouter et décevoir cet électorat populaire d’Ennahdha, pour lequel la victoire de ce parti représentait un vraie rupture avec la politique élitiste de Ben Ali, qui les avait isolés du reste de la population.

Mais les électeurs d’Ennahdha devront se rendre à l’évidence : le plan économique de ce parti repose essentiellement sur l’initiative privée, et l’on peut émettre beaucoup de réserves sur ce type de système qui accentuera très certainement les disparités déjà existantes entre les classes sociales et, dans tous les cas, ne sera pas garant de l’équité sociale qu’ils pouvaient attendre de ce parti. En se basant sur le modèle turc auquel on se plaît à comparer la Tunisie, la victoire des islamistes de l’AKP en Turquie et l’instauration d’une politique économique libérale a creusé un grand fossé entre riches et pauvres, en profitant principalement aux riches, tandis que les classes populaires ont été essentiellement prises en charge par le tissu associatif de la société civile, basé sur la charité et qui ne constitue donc pas une alternative durable.

Une victoire non assumée

Les défis qui attendent aujourd’hui Ennahdha sont énormes, ce qui explique certainement son humilité après sa victoire aux élections et son empressement à former un gouvernement d’union nationale plutôt que de mener le bateau seule comme les résultats le laissaient présager. Interrogée récemment sur ses impressions après la victoire d’Ennahdha, la fille de Rached Ghannouchi, Yosra répond « Nous sommes conscients que malgré nos 41 % de sièges dans l’assemblée, seul un tiers de la population a voté pour nous et c’est pour cela que nous appelons à former un gouvernement d’union nationale afin de représenter la majorité des Tunisiens ». Mais si l’on veut bien croire qu’Ennahdha veut satisfaire la majorité des Tunisiens, on n’ignore pas qu’elle est surtout hésitante et effrayée à l’idée d’assumer la gestion d’un pays en crise économique, dont le taux de chômage dépasse les 23 %. Là où certains voient une initiative visant à faire passer les intérêts des Tunisiens avant les siens, d’autres pointent du doigt une stratégie électoraliste qui préviendrait Ennahdha d’assumer l’échec probable de la gestion de l’ensemble du portefeuille ministériel.

Une mauvaise foi politique

Mais même sous couvert de sa coalition avec les deux autres partis majoritaires, le CPR et Ettakatol, le vrai visage d’Ennahdha est apparu dès la première séance des travaux de l’assemblée constituante. Aujourd’hui, plus d’un mois et demi après les élections, les projets de lois régissant le règlement intérieur au sein de l’assemblée ainsi que le projet d’organisation des pouvoirs publics n’ont toujours pas été votés. Les deux projets soumis par Ennahdha à l’Assemblée constituante ont indéniablement montré la mauvaise foi politique de ce parti. Les textes tels que présentés donnant au premier ministre, issu de la majorité (par conséquent, Ennahdha), une véritable main mise sur toutes les institutions de l’Etat, aux dépens du président de la république dont les prérogatives sont plus que limitées. Ces textes, contestés par l’opposition, la société civile et certains élus des deux autres partis majoritaires CPR et de Ettakatol ont montré qu’Ennahdha a failli dans son premier exercice du jeu démocratique. Si ses intentions n’étaient pas mauvaises, elle n’a en tout cas montré aucune bonne intention en prônant une déconcentration des pouvoirs. Le parti Ennahdha a ainsi fini par décevoir ceux qui appelaient ses détracteurs à le juger « sur pièce », et ne pas être constamment dans le procès d’intention dont il a souvent fait l’objet.

Une base indomptable

Le parti Ennahdha risque également d’être confronté au radicalisme de sa base et son plus grand défi, s’il espère unir les Tunisiens dans un projet de société commun, sera de dompter cette base dont il s’est servi pour se faire élire mais qui devient aujourd’hui pesante et incontrôlable. Car si Ennahdha n’a cessé de rassurer les Tunisiens et principalement les modernistes quant à la préservation de leurs libertés et à l’instauration d’un Etat civil, sa base radicale n’apprécie pas réellement ce discours et se reconnaît de moins en moins dans les déclarations des membres du parti. Ce qui explique certainement les dérives auxquelles on a pu assister, des expressions prononcées par des élus d’Ennahdha comme Souad Abderrahim sur la situation des femmes célibataires ou le désir émis par Hamadi Jbeli d’instaurer un sixième califat en Tunisie. Des déclarations régressives qui ont provoqué un tollé dans l’opinion publique et qui semblaient avant tout destinées à amadouer la base extrêmiste du parti, et à se garantir leur loyauté.

Jusqu’à aujourd’hui, Ennahdha jonglait maladroitement entre condamnation timide, désolidarisation et silence. Mais le parti montre déjà des signes d’essoufflement face à un peuple qu’il essaie de contenter en disant à chacun ce qu’il veut entendre. Ennahdha se rend de plus en plus compte que le jeu du double discours atteint ses limites et qu’il va falloir faire un choix, quitte à y laisser quelques électeurs. Et l’on se poserait même la question si la récente proposition de R. Ghannouchi d’autoriser le parti salafiste Ettahrir n’est pas avant tout destinée à se soulager d’une partie de cette base extrémiste qu’il n’arrive plus à assumer.

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