Ceux qui n’ont pas vécu de l’intérieur l’expérience révolutionnaire tunisienne et égyptienne ne peuvent imaginer malgré toute leur bonne volonté l’ampleur de la métamorphose. Le bouleversement a plus transformé les esprits qu’il n’a modifié d’une manière radicale les apparences. C’est pour cette raison qu’un tel phénomène est difficilement quantifiable. En l’espace de quelques heures, quelque jours, des hommes et des femmes ont subitement mué. Des sujets qui pendant de longues décennies ont mené une existence politique presque végétative prennent soudain conscience qu’ils sont des citoyens, qu’ils sont les vrais maîtres de la cité. Voila que toutes les places dans les villes et dans les villages se transforment en agoras et que les nouveaux maîtres, maîtres de leur propre destin, dictent dans l’euphorie mais avec détermination leurs quatre volontés, directement, sans intermédiaires et sans représentants hypocrites. Oui, les révoltes tunisienne et égyptienne se sont faites sans leaders et sans encadrement même si après coup syndicats et formations politiques s’y sont ralliés. Soulèvements populaires purs, sans souillures politiciennes ni compromis, ils ressemblent plus à un hymne à la démocratie qu’à un mouvement organisé. Stupéfait, le monde assiste à travers les écrans à l’impossible exploit de peuples pacifiques, armés de leur seule volonté déposer leurs despotes.
En Tunisie, après la fuite du dictateur, un peu partout dans le pays, des bandes de barbouzes au service du RCD et des clans rivaux s’étaient mises à saccager et à incendier municipalités, sous-préfectures, tribunaux, recettes des finances et même des écoles primaires. Leurs but était en même temps de détruire des archives compromettantes et de provoquer le désarroi parmi les habitants . La Tunisie était en feu. La police pourtant pléthorique à l’époque de Ben Ali a totalement disparu. Face au danger, un miracle se produit : la population au lieu de paniquer a pris spontanément son destin en mains. Des gens nés et nourris au sein des dictatures, totalement apolitiques, se mettent à s’autogérer comme si la chose politique s’apparentait plus à l’inné qu’à l’acquis. Je n’ai pu alors m’empêcher de penser que plus les institutions sont organisées et fortes plus l’individu perd le sens du politique. Cette quasi vacance du pouvoir au lieu d’instaurer la loi de la jungle a au contraire permis l’éclosion des solidarités. Des comités de quartiers poussent un peu partout, des jeunes et des moins jeunes, armés de gourdins, de barres de fer ou même de vieux amortisseurs, dressent des barrages à tous les carrefours et sur toutes les routes. Les voisins se découvrent soudain, des cercles se forment, les uns sortant de chez eux des chaises, les autres distribuant des rafraîchissements, des gâteaux… et les veillées se prolongent tard dans la nuit. Cadres, ouvriers, commerçants, étudiants discutent d’égal à égal de politique, rien que de politique. Dire que quelques jours auparavant ils n’avaient droit qu’au Foot, un sujet devenu presque obscène pendant ces jours de grâce. Les barrages dressés jour et nuit ont fini par mettre en échec le plan de la contre-révolution fasciste même si plusieurs personnes y ont laissé la vie. Personne ne mesurait le danger, les enfants, entêtés, se mêlaient aux adultes qui assuraient la garde. Et je me demandait si c’est l’euphorie de la liberté ou celle de la convivialité, de la solidarité retrouvée qui rendait les gens si héroïques. Lorsque le calme commençait à revenir, les adultes laissaient faire les tout jeunes qui plein de zèle arrêtaient les voitures, ouvraient les portières, regardaient sous les sièges. Tout le monde se laissait faire même les taxis qui se font arrêter quatre ou cinq fois lors d’une seule course. Tous étaient conscients du rôle salvateur que jouait ce service de sécurité assuré par la masse anonyme des citoyens…par le peuple au service du peuple. Un fait plaisant que je n’oublierai jamais : quelques semaines après la fuite de Ben Ali, la police a commencé de nouveau à montrer le bout de son nez. Des petits jeunes assurant la garde d’un barrage tout près de chez moi arrêtent un fourgon de la police et inspectent la cabine, les agents se laissent faire; mais lorsque les jeunes demandent à vérifier l’arrière du fourgon, l’un des deux agents, hors de lui, se met à vociférer et à pourchasser les enfants qui détalaient à toutes jambes…Tout le monde rigolait. Il est vrai que l’un des acquis important de ce soulèvement populaire est cette démythification de la police. Je me dis, il y a au moins ça de gagné.
Ce qui mérite d’être souligné, c’est cette population qui en l’absence de tout encadrement parvient pendant des semaines à assurer sa sécurité pourtant si menacée, à lever les ordures, à nettoyer les rues…La plupart des préfets et sous-préfets fraîchement nommés par le gouvernement provisoire sont hués par les foules et déguerpissent sans demander leur reste. Le premier ministre Md. Ghanouchi en personne n’a pu résister à la pression citoyenne et a fini par démissionner. L’histoire ne manquera pas de marquer d’une pierre blanche le rassemblement de tous ces jeunes diplômés en chômage venu de l’intérieur et campant jour et nuit place du gouvernement à la Casbah. L’éloquence éblouissante de tous ces tribuns de la plèbe charmait l’assistance qui buvait goulûment leurs mots étincelants. Qu’on ne me parle d’élitisme! Au tiers monde, il marche plutôt sur la tête. En écoutant ces jeunes orateurs, on mesure à quel point nous avons toujours été assujettis au règne des médiocres.
Mais le rêve n’a que assez duré. M. Béji Caïd Sebsi, ancien ministre de l’intérieur de Bourguiba, encensé par la France et les États Unis, devient le nouveau premier ministre provisoire. Il a vite fait de se plier à l’exigence populaire réclamant l’élection d’une assemblée constituante et réussit ainsi à baisser la pression. Il a ensuite oeuvré pour remettre sur pied le RCD légalement dissous en octroyant des visas à une quarantaines de partis clones. Toute contestation ou manifestation à caractère politique est sévèrement réprimée. Tous ces jeunes contestataires qui avec leur sang et leur souffrance ont fait la révolution sont renvoyés dans leurs provinces. La honte est que le gouvernement provisoire n’a pas cru bon prendre en charge ces blessés et mutilés qui ont payé cher leur opposition à la dictature. Les partis de l’opposition réagissent à peine à ces exactions, hypnotisés semble-t-il par l’appât des élections. L’ordre immuable du couple état centralisé, partis d’opposition a vite fait de prendre le dessus. “L’élite”, tous ces professionnels de la politique ont horreur de l’ordre populaire. Pourtant l’expérience de plusieurs semaines de démocratie directe embryonnaire fournit la preuve que des formes plus démocratiques de gestion du politique sont possibles. La participation de tous à la définition d’un vivre ensemble, en dehors des seules institutions représentatives, voilà peut être l’apport le plus précieux de ce soulèvement.
Malgré la confusion entretenue pendant des mois par le pouvoir, la population au lieu d’être découragée, s’est dirigé en masse vers les urnes déjouant ainsi les plans ourdis par la contre-révolution. Pour la première fois de son histoire, le peuple chasse légalement la dictature et choisit ses élus. En ce moment crucial, peu importe qui l’emporte, ce qui compte est la mise en marche de la mécanique démocratique. Les élections prochaines auront raison de toute déviation.
Tout semble maintenant rentrer dans l’ordre. C’est à l’élite partisane d’occuper le devant de la scène et c’est au peuple de déléguer son pouvoir. On est loin des premiers jours de la révolution où le peuple dictait ses choix et organisait son quotidien. Des questions me brûlent : Est-il nécessaire que cette démocratie naissante emboîte le pas à toutes ces démocratie représentatives occidentales à l’agonie? Faut-il que nous soyons toujours habités par ce mimétisme aveugle qui caractérise tant l’élite du Tiers-monde? Et je me mets à rêver d’Athènes débarrassée de ses tyrans qui entre le VI et IV siècle a opté pour la démocratie directe en rejetant toute forme d’élitisme. Le tirage au sort des représentants qui venant de milieux différents et n’exerçant qu’une seule fois et pour une courte période ne peuvent en aucun cas former une élite. Le peuple adopte lui-même les lois et décisions importantes et se donne le droit de révoquer à tout moment ses mandataires. Cette gouvernance reposant sur une rotation continuelle du pouvoir empêche le développement des aristocraties qui finissent toujours par dégénérer en oligarchies.
Accepter l’élitisme c’est renoncer à la démocratie. Bernard Manin, dans son ouvrage Principes du gouvernement représentatif, met en lumière l’actuel paradoxe du gouvernement représentatif : « le rapport entre les représentants et les représentés est maintenant perçu comme démocratique, alors qu’il fut conçu en opposition avec la démocratie ». Les révolutionnaires français de 1789 n’avaient pas comme idéal l’auto-gouvernement du peuple mais l’aristocratie élective. Les démarches politiques participatives (telles que le tirage au sort) ont été écartées au profit d’une démocratie représentative dont l’horizon s’est progressivement élargi au suffrage universel. En réalité, Le système représentatif s’est imposé depuis le XVIIIème siècle afin d’exclure le peuple du gouvernement au profit d’une élite. Cette forme de gouvernance élitiste est présentée aujourd’hui par l’idéologie bourgeoise occidentale comme étant l’expression parfaite de la démocratie : un pur mensonge. Il y a plus de deux siècle, Rousseau dénonçait déjà ce système par lequel le représentant fini toujours par usurper le peuple souverain. Les électeurs dans les pays de l’Union Européenne l’apprennent à leur dépend lorsqu’ils constatent que leurs élus nationaux font allégeance aux multinationales et aux banques privées et se rendent complices de ceux qui font leurs malheurs. En d’autres temps ceci aurait été considéré comme un crime de haute trahison. Cette dérive n’a rien de conjoncturel, elle est au contraire inhérente à ce système de gouvernement. Cependant, une telle aliénation devient plus visible avec la forte poussée du néolibéralisme qui a totalement assujetti le politique à l’économique. La mobilité du capital trahit de manière plus voyante la soumission des élus nationaux aux diktats des finances internationales. Nous vivons en effet à une époque où le politique en tant qu’expression de la souveraineté du peuple est mort de sa belle mort.
L’élan révolutionnaire conjugué à la fraîcheur des partis politiques offre à la Tunisie cette chance inouï de penser autrement la démocratie. Bien entendu, ceci ne serait possible qu’une fois les intellectuels de ce pays seront débarrassés de ce mimétisme aveugle qui pousse une bonne partie d’entre eux à singer le modèle occidental. Cette première révolution du XXIème siècle comme on se plaît à le répéter se doit d’être conséquente et assumer un rôle pionnier. Une assemblée constituante ouverte à toutes les sensibilités politiques devra avant tout se prémunir contre les dérives de la démocratie représentative et tendre vers une vraie démocratie. Si la démocratie directe est souvent considérée comme anachronique, la démocratie participative attire de plus en plus d’adeptes à travers le monde. Il s’agit de brider au maximum le pouvoir des élus en rapprochant le processus de décision des citoyens et en favorisant l’émergence d’une démocratie de proximité. Décentralisation, votations, référendums et participation citoyenne à la gestion des communes se dresseront tel un rempart face à la dégénérescence élitiste. Des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent en France et appellent à une nouvelle constitution. Et si les tunisiens leur montraient le chemin…qui sait!…
Dans L’Express du 25 octobre, Christophe Barbier en parfait éditocrate ne semble pas partager tout à fait mon point de vue. Il s’affole même : “…Et si nous avions fourni, enfants béats de Danton et de Rousseau, le moteur démocratique au véhicule islamiste ?… ” Votre moteur qui pouffe, pétarde et vous enfume et qui risque à tout moment de vous exploser à la figure, on n’en a cure cher monsieur…On préfère regarder ailleurs. Quant à votre épouvantail islamiste, depuis le temps que vous l’agitez, il part en lambeaux. En parfaits pompiers pyromanes, vous avez inventé le choc des civilisations et poussé malgré lui le monde musulman à défendre son dernier carré identitaire. Mais tranquillisez-vous, les partis islamiques ne sont après tout que des partis politiques. Les tunisiens qui ont su faire fuir votre ami Ben Ali, sauront congédier ceux qui les servent mal.
Merci pour “Accepter l’élitisme c’est renoncer à la démocratie” en effet :
Que dire alors du système politique français dont les Enarques de tout poils ont le quasi monopole du pouvoir.
Un système politique vérouillez mais qui se pose en donneur de leçon a l’ensemble de pays dont il sponsorise les dictatures le plus abjects, je pense notamment a la répulique des malette et a la france:Afrique.
En france on est aujourd’hui bien loin des aspirations démocratiques des revolutionnaires qui ont defait l’ordre monarchique de droit divin de l’ancien régime !!!
On est dans la dictature des médias, des lobby industriels qui ne se cachent plus pour corrompre ouvertement l’oligarchie du pouvoir issue des soit disant grandes écoles dont l’accés est vérouillé aux classes populaires.
Il suffit de voir les methodes dont use certains parents pour integrer leurs enfants dans des etablissements tels qu’Henri IV par exple et la proportion d’etudiants a l’ENA ou a l’X issue de ces établissement.
Les dés sont pipé et le peuple français est conditionné a accepté cela, a savoir un systeme profondément inégalitaire qui se maintient ainsi et qui cultive une société profondément individualiste et indiférente des difficultés de ces citoyens pauvres.
Ce sont ces gens qui veulent dicté a la Tunisie quel vote est bon ou pas pour elle et nous expliqué la démocratie.
Le peuple Tunisien n’est pas Dupe ! et l’Histoire le prouve.
hizb el-mhabbla
http://blog.mondediplo.net/2011-10-27-Tunisie-les-editocrates-repartent-en-guerre
Tunisie, les éditocrates repartent en guerre
C’est la première élection libre tenue dans le monde arabe depuis plus de cinquante ans – à l’exception, particulière, de la Palestine où le scrutin s’était tenu sous occupation. La campagne a été animée, la participation massive malgré tous les Cassandre qui prétendaient le peuple déçu par l’absence de changements, comme si le peuple ne s’intéressait qu’aux questions de subsistance et pas à la liberté et à la démocratie. Bien sûr, les élections n’ont pas été parfaites. Certains ont évoqué le poids de l’argent, notamment avec cet homme d’affaires basé à Londres qui a réussi à obtenir un grand nombre de députés (sans doute en amalgamant les rescapés de l’ancien régime). Mais peu de démocraties ont réussi à régler le problème des rapports entre la politique et l’argent – que l’on songe aux Etats-Unis ou à la France. Les Tunisiens ne s’y sont pas trompés et tous les observateurs ont noté non seulement la forte participation, mais aussi l’émotion et la joie de personnes qui faisaient la queue pendant des heures pour glisser un bulletin dans l’urne.
Mais voilà : certains n’acceptent la démocratie que lorsque les électeurs votent comme ils le souhaitent. Que le peuple palestinien sous occupation vote pour le Hamas, et l’Occident organise le blocus du nouveau gouvernement et sa chute. Que les Tunisiens votent pour Ennahda, et voilà nombre de nos éditorialistes, ceux-là même qui affirmaient que le printemps arabe avait vu la disparition des islamistes, s’interroger gravement et reprendre une vieille antienne : les Arabes ne sont pas mûrs pour la démocratie ou, comme ils l’écrivaient avant, mieux vaut Ben Ali que les islamistes.
Heureusement, tous ne sont pas sur la même longueur d’ondes, mais le titre « Après le régime de Ben Ali, celui du Coran » du journal de 7 heures de France-Inter le 25 octobre résume la position de toutes les chaînes de Radio France, mobilisée sur un anti-islamisme primaire.
Dans L’Express, Christophe Barbier, celui-là même qui qualifiait la guerre israélienne contre Gaza de « guerre juste », écrit (« Après le printemps arabe, l’hiver islamiste ? », 25 octobre) :
« C’est une peur qui chemine alors que les armes se taisent et que s’élève le brouhaha des urnes. Une peur un peu honteuse, tant l’irénisme est de rigueur, et tenace aussi, le remords d’avoir si longtemps soutenu des dictateurs, avec, pour seule raison, cynique mais valable, d’être en sécurité sur nos rives. Une peur nourrie par les cris des coptes massacrés en Egypte, les premières élections en Tunisie et l’engagement du Conseil national de transition libyen à faire de la charia la “source première de la loi”. Cette peur, c’est celle de l’islamisme, celle d’un pouvoir barbu et liberticide, dont les imams psychopathes remplaceraient les militaires d’opérette et les despotes débauchés d’hier. »
« Valable » ? Valable de soutenir Ben Ali et Moubarak, le roi du Maroc et les généraux algériens ? S’agissant des coptes égyptiens, faut-il rappeler qu’ils ont été (aux côtés de musulmans qui manifestaient avec eux) massacrés par l’armée, présentée comme une garante face aux islamistes ? Quant à la dénonciation des « imams psychopathes », on reste sans voix…
« Jamais cette crainte n’a abandonné les esprits occidentaux, même si le vacarme de la fête droits-de-l’hommiste l’a reléguée depuis janvier dans l’arrière-boutique de la foire-fouille sondagière. Elle ressort aujourd’hui parce que nous sommes dans un marécage idéologique, un entre-deux politique où les potentats sont déchus, mais les démocraties, pas encore installées. Balbutiantes et vacillantes, elles sont comme un enfant effrayé par ses premiers pas dans un monde vertigineux. Arabes et Occidentaux, tous épris de paix et de liberté, nous sentons que quelque chose a gagné, qui était juste, mais qu’autre chose aujourd’hui menace, qui est terrible. Et si rebelles et révoltés avaient œuvré, à leur insu, pour préparer le règne des imams ? Et si nous avions fourni, enfants béats de Danton et de Rousseau, le moteur démocratique au véhicule islamiste ? S’imposer par une révolution ou une guerre civile n’est rien à côté d’élections gagnées : l’islamisme pourrait bien, demain, affirmer être légitime selon les critères mêmes de l’Occident. Que répondrons-nous ? »
Eh bien, nous répondrons que c’est le jeu de la démocratie. C’est ce que font les partis de la gauche tunisienne, dont certains s’apprêtent à gouverner avec les islamistes. Car, nous le savons tous, des élections libres donneront dans tout le monde arabe un poids important aux islamistes (dans ses différentes déclinaisons, et Ennahda en Tunisie n’est pas les Frères musulmans en Egypte ou au Maroc) et le choix est clair : soit le retour aux dictatures que l’Occident a soutenues sans états d’âme ; soit la confiance dans la démocratie, dans les peuples, qui, même musulmans, aspirent à la liberté et non à une dictature de type taliban.
Autre éditorialiste, Jean Daniel, toujours mal à l’aise quand il s’agit de l’islam et qui a mis si longtemps à dénoncer la dictature de Ben Ali. Son texte publié le 26 octobre, « Tunisie. Victoire programmée pour les islamistes » (Nouvelobs.com) est un mélange d’erreurs factuelles – que signalent d’ailleurs ses lecteurs sur le forum – et des préjugés qui animent une bonne partie de la gauche française.
« Le plus triste, c’est que cette victoire altère les couleurs du Printemps arabe, décourage les insurrections modernistes, et galvanise les insurgés religieux. La Tunisie était un exemple à suivre pour tous les nouveaux combattants arabes de la démocratie. Elle est devenue un modèle pour les mouvements religieux. Dieu vient de dérober au peuple sa victoire. »
Insurgés modernistes ? insurgés religieux ? Sur la place Tahrir tant célébrée, tous les vendredis, des milliers de manifestants faisaient la prière. A quel courant appartenaient-ils ? moderniste ? religieux ?
« Une bonne partie des opinions publiques, tant en Occident que dans les pays arabo-musulmans, s’étaient détournées des compétitions sportives ou de la crise financière mondiale pour s’intéresser à ce qu’il se passait dans un petit pays méditerranéen de 12 millions d’habitants. » (…)
Avaient-elles tort ?
« Les Tunisiens se sont donné le droit de vote. Encore fallait-il que les élections fussent libres. Elles l’ont été pour la première fois et chacun s’est incliné devant le civisme allègre des citoyens qui, par leur vote à près de 90%, étaient supposé charger les 217 constituants d’établir une forme d’Etat de droit en respect avec les principes essentiels qui font une démocratie. Le combat reste ouvert mais il est compromis. On va voir si les Tunisiens savent se reprendre et organiser une coalition qui empêche les 70 nouveaux constituants d’imposer leurs lois. »
Les Tunisiens doivent « se reprendre » ? Quelle condescendance à l’égard de ces ex-colonisés qui ont le front de ne pas voter comme les intellectuels parisiens le souhaitent.
Et Jean Daniel dresse un étrange parallèle avec l’Algérie : « Si une vigilance, parfois ombrageuse, s’est imposée aux familiers de l’histoire du Maghreb dès qu’il a été question d’élections libres en Tunisie, c’est parce qu’ils gardaient à l’esprit ce qui s’était passé, en Algérie, entre le 5 octobre 1988 et le 14 janvier 1992. Bilan : environ 150 000 morts. » Que signifie ce charabia ? Entre octobre 1988 et les élections de janvier 1992, il n’y a pas eu 150 000 morts. Les morts sont venus après que l’armée a arrêté le processus démocratique. Ce coup d’Etat fut, selon Jean Daniel, « populaire aux yeux de l’opinion démocratique » et « a sans doute protégé l’Algérie d’une victoire des ennemis islamistes de la démocratie ».
Populaire aux yeux de l’« opinion démocratique » ? Faut-il rappeler que de nombreux partis non confessionnels, comme le Front des forces socialistes (FFS) ou même le Front de libération nationale (FLN), ont pris position contre le coup d’Etat ? Et qui peut prétendre que ce coup a protégé la démocratie ? S’il existe un pouvoir autoritaire et corrompu aujourd’hui dans le monde arabe, c’est bien celui des généraux algériens.
« Pour nombre de laïcs ou simplement de républicains, fussent-ils les plus musulmans, l’expression “islam modéré” est un oxymore : il y a contradiction absolue entre les deux mots. Pour d’autres, la capacité de résoudre les problèmes considérables que la construction et le développement de la Tunisie vont poser est assez faible sans l’appui des forces qui se disent encore islamistes mais qui ne sont souvent que conservatrices. Elles répondent au besoin d’ordre et d’autorité qui, dans l’histoire, est toujours apparu après le chaos provoqué par des journées insurrectionnelles. »
Nombre de laïcs, de républicains contestent l’expression islam modéré ? Jean Daniel confond les musulmans qui s’expriment abondamment dans les médias occidentaux avec l’opinion dans le monde arabe. Les deux plus importantes forces de gauche en Tunisie ont accepté le principe d’une collaboration avec Ennahda, preuve qu’elles croient qu’il existe non pas un « islam modéré », mais des organisations islamistes qui acceptent les règles de la démocratie.
Plus largement, les clivages qui divisent la Tunisie ne se résument à celui entre laïcs et islamistes. D’autres questions se posent à la société, aussi bien sociales que politiques, des choix du développement comme celui de la politique internationale et régionale. Rien ne serait plus dangereux que de faire des combats dans le monde arabe des combats entre deux blocs homogènes, laïcs et islamistes. Non seulement parce que la victoire de ces derniers serait certaine, mais aussi parce que ce n’est pas le principal clivage de la société.
Oui, Ennahda est une organisation conservatrice, notamment sur le plan des mœurs et de la place des femmes ; elle est libérale en matière économique ; son fonctionnement a longtemps été vertical (comme tous les partis de la région), même s’il est désormais contesté par les nouvelles générations et les nouvelles formes de communication. Il ne s’agit donc pas de donner une image idéalisée du mouvement, mais de reconnaître que, comme le Hamas en Palestine, il est une partie de la société, et que son exclusion signifie l’instauration d’une dictature militaire.
D’autres éditoriaux reprennent cette même ligne islamophobe. On pourra lire bien d’autres contributions sur le thème, que ce soit Alain-Gérard Slama dans Le Figaro du 26 octobre (« Elections en Tunisie : sous le jasmin, les cactus », heureusement ce texte n’est pas en accès libre sur le site du journal) ; ou encore Martine Gozlan, ou l’inénarrable Caroline Fourest, qui écrit notamment sur son blog : « Dire qu’Ennahdha est “modéré” parce qu’il existe des salafistes très excités, c’est un peu comme expliquer que Le Front national de Marine Le Pen est de “gauche” parce qu’il existe des skinheads. »
Mais ne tombons pas dans la paranoïa : fort heureusement, d’autres textes font la part des choses.
On notera la tribune de Bernard Guetta dans Libération du 26 octobre, « L’impardonnable faute des laïcs tunisiens » – encore que l’idée d’un nécessaire front des laïcs me semble contestable.
Et aussi l’éditorial du Monde (27 octobre), « Et si, en Tunisie, la démocratie passait par l’islam ? » :
« L’annonce concomitante du retour de la charia en Libye, avant la poussée électorale attendue d’autres forces islamistes en Egypte, risque ainsi d’alimenter l’incompréhension face à des révolutions menées pour les droits de l’homme qui ne se traduisent pas instantanément par l’adoption des valeurs que les Occidentaux revendiquent. C’est singulièrement vrai sur la question des droits qui doivent être reconnus aux femmes. Ce serait cependant faire injure aux Tunisiennes et aux Tunisiens que de décréter, toutes affaires cessantes et sans qu’il soit nécessaire de voir les vainqueurs à l’ouvrage, que le succès d’Ennahda sonne le glas de leur “printemps”. En l’occurrence, si une loi mérite l’attention, dans les pays qui vont voter pour la première fois autrement que sous la matraque et pour un parti unique, c’est sans doute moins la loi islamique qu’un code autrement plus prosaïque : la loi électorale. »
« La réussite des transitions arabes passe nécessairement par l’adhésion du plus grand nombre à un projet commun, et donc par le compromis et la négociation. A cet égard, le système proportionnel retenu en Tunisie qui écrête les raz de marée électoraux au lieu de les amplifier et contraint le vainqueur à trouver des alliés est judicieux ; il permet d’éviter une situation à l’algérienne, lorsque le Front islamique du salut retourna à son profit en 1991 un système conçu pour favoriser le FLN. »
« La volonté exprimée par des opposants historiques tels que Moncef Marzouki et Mustapha Ben Jaafar, dont les partis ont obtenu des résultats encourageants, de trouver des terrains d’entente avec Ennahda dessine un tout autre chemin, celui d’un apprentissage de la démocratie qui passe moins par l’anathème que par le dialogue. Sans faire preuve d’un angélisme excessif, il est permis de le juger prometteur. »
Et les élections tunisiennes seront à marquer d’une pierre blanche sur la longue voie des peuples arabes vers la démocratie.
Très juste.
Merci pour cette analyse clairvoyante et éclairante: C’est sans aucun doute le chemin à suivre afin de modifier un tant soit peu la mauvaise trajectoire sur laquelle le monde entier est lancé.
Bizarrement, c’est à présent dans les pays occidentaux que la voix des Indignés a du mal à se faire entendre.
Je suis convaincue que c’est à nous de montrer la voie à nos prochains gouvernants (et aux citoyens du monde entier) et non l’inverse.
Excellente analyse Fethi !
Pour ma part j’adhère totalement à cette réflexion.
Que de chemin a été fait ! Et la route est longue !
Vous voulez faire rouler les tunisiens en Rolls Royce plutôt qu’en citroën.
Hier le tunisien évoluait à vélo, si pas à dos d’âne.
Prenons la citroën aujourd’hui pour avancer et oeuvrons ensemble pour rouler en Rolls Royce.
Je m’imagine bien faire partie d’une union qui penserait dans ce sens.
Bonjour,
La belle révolution tunisienne – plus précisément les quelques jours qui ébranlèrent la Tunisie – ont besoin de ce genre de réflexion. Serions-nous nombreux à souhaiter – et à faire en sorte -que renaisse le printemps, le vrai? Y compris en hiver, comme la première fois. Je suis preneur. Non pas pour continuer ces discussions byzantines sur laïcité, modernisme, islamisme…, mais pour que les Tunisiens, sans exclusive, réapprennent non pas la gestion – quel vilain mot! – mais l’autogestion. Plus profondément, pour que les mots fraternité, solidarité, échange, don et contre-don – autant de concepts et de pratiques qui ne sont guère étrangers à notre culture et à nos traditions – acquièrent leur sens premier, celui qui est le ciment de base de la cohésion sociale fondée sur le local…
Merci pour tous ces commentaires si touchants. J’ai écrit la première partie de cet article, la larme à l’œil. Le souvenir de ces jours de grâce qui ont suivi le 14 janvier laissera dans ma mémoire et dans celle de tout un peuple des traces indélébiles. La haine et le crime ont paradoxalement fait éclore l’amour et la solidarité.L’éphémère vacance du pouvoir a permis au peuple de se découvrir…exceptionnel. Cette expérience rare m’a fait comprendre à quel point le pouvoir est aliénant et destructeur. Un peuple souverain est celui qui délègue le stricte minimum de son pouvoir.
A WOMAN FOR PRESIDENT NOW?: pour une femme presidente
lets do the change not just the flirting
The perfect flirt for a tunisian democracy is to give a woman the chance to be president now.
it will be the perfect icing on the cake to crown this magnificent change for the better.
and what better way to crown the change with than selecting a woman
to preside tunisia and reward our better half.
there is a lot of worthy ladies in tunisia that can live up to that task.
if we truly believe in change let’s show our true color and make this historical event an exeptional one.
Reward our brave women with this…a way to say thank to our ladies.
make that bold move tunisia and show that a moslem nation can be
a gendre egalitarian.
what better way to flirt with change and say to one half of us thank you.
a reward they deserve and hopefully tunisians will back it.
votes illigitimes
Merci Fethi,
Français, je me suis rendu à deux reprises en janvier et en juin en Tunisie, notamment dans le centre du pays et je partage tout à fait votre analyse et m’attriste qu’elle ne soit pas plus partagée dans le pays. Les collectifs de sauvegardes à certains endroits auraient pu être l’occasion d’inscrire cette ébauche de démocratie directe, malheureusement leurs membres sont souvent pris dans les rets de la gestion et reproduisent souvent à petite échelle une fonction représentative élitiste.