L’appel à manifester contre la censure sur Internet, samedi dernier, devant le Ministère des technologies de la communication, lancé par de jeunes internautes tunisiens et ses retombées, représente incontestablement un événement politique inédit qui mérite toute l’attention. En effet, non seulement cet événement illustre les potentialités – et les limites – du champ virtuel dans le paysage tunisien, mais il agit aussi comme révélateur des logiques profondes du système médiatico-politique du pays, le virtuel y jouant le rôle d’un trublion entre le pays officiel et le pays réel.

Que reproche-t-on, au fond, à ce nouvel espace hébergé par le net? Son principal tort n’est-il pas de mettre au jour une autre Tunisie, que ne reconnaît pas la Tunisie officielle, avec ses télés, ses radios et ses journaux? Celle des 80% de taux de participation aux élections, de la domination incontestée du Parti – État, de l’allégeance de toute la société civile, de «la qualité de vie», du «développement durable», de «l’excellence»… Bref, du «tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes»! Or, la Tunisie du virtuel met à mal la propagande et montre le profond hiatus séparant l’officiel du réel.

Le virtuel, à travers le réseau social de Facebook et la blogosphère, a fait émerger, en effet, une autre Tunisie, avec une majorité de jeunes farouchement attachés à leur liberté de penser, maniant admirablement l’esprit critique, irrespectueux de la langue de bois et ayant leur mot à dire sur des sujets aussi divers que l’économie, la société, la culture, la religion et la politique. C’est sans doute cette Tunisie, avec ses communautés naissantes, qui est apparue comme insupportable pour certains. La censure, de ce point de vue, en voulant bâillonner l’espace virtuel, n’est qu’une tentative désespérée de sauver la Tunisie officielle, de lui garder, au moins, une feuille de vigne.

Ce sont d’ailleurs les caractéristiques de cet espace virtuel qui expliquent le formidable élan de contestation de la censure. Cette fois, les jeunes internautes ne se sont pas contentés d’une riposte technique à la censure, en s’armant de proxys pour la contourner. Ils ont réagi en citoyens, en condamnant le principe même de la censure, qui les traite en mineurs et qui vise à les empêcher non seulement d’accéder à l’information, mais aussi de faire parvenir leurs idées et leurs réflexions à leurs concitoyens. Et la vague contestatrice a été d’une telle ampleur qu’elle a poussé deux éléments de la Tunisie officielle – un animateur radio et une animatrice télé – à essayer de surfer dessus. Cette vague a culminé dans la campagne «Ammar Seyyib Salah» sur Facebook et, surtout, dans l’appel à manifester pour le 22 mai dernier. Or, c’est justement quand elle a voulu descendre dans la rue que la citoyenneté virtuelle s’est heurtée à ses propres limites.

Le réel a, en effet, rattrapé les deux initiateurs de la manifestation et une journaliste – blogueuse, et de la plus triste des manières : une longue journée au poste de police, passée à raconter l’histoire de leur vie – depuis l’école primaire, selon l’aveu de l’un d’eux – et l’engagement à lancer un contre-appel, demandant à tous les facebookers anti-censure de ne pas aller manifester, le jour J. Par ailleurs, l’opération Tee-shirts blancs, prévue le jour même, sur l’avenue Habib Bourguiba et pour laquelle des centaines, voire des milliers de personnes se sont déclarées volontaires sur Facebook, n’a réussi à impliquer, en fin de compte, que quelques poignées d’internautes – dont beaucoup sont déjà engagés dans la société civile et politique indépendante du pouvoir – prêts à subir le harcèlement de forces de l’ordre, assez nerveuses. Cela confirme, si besoin était, que le réseau social virtuel est, quelque part, «menteur», en ce qu’il produit une véritable inflation d’engagement et de militantisme, l’anonymat que confèrent les pseudonymes facilitant courage et surenchère.

Telle est la principale leçon de ces dernières semaines: la jonction entre le virtuel et le réel n’est pas aussi simple qu’on le croyait. Néanmoins, et malgré ce semi-échec, la tentative de ces jeunes gens de transformer une mobilisation sur la toile en une mobilisation dans la rue est à saluer. C’est un baptême de feu, qui ouvre la porte de l’espoir: celle de l’engagement citoyen, pour une génération que certains considéraient comme irrémédiablement dépolitisée.

Baccar Gherib