La réforme du Code de la Famille au Maroc en vigueur depuis février 2004, résulte d’un long processus de maturation. L’épisode du million de signatures en 1991 ou celui du « plan d’intégration de la femme au développement » en 1998 dévoile les poids respectifs des divers acteurs en présence et en scène mais aussi les enjeux autour d’un dénominateur commun, la Moudawana.

Les faits marquants que l’on pourrait communément nommer « les constructions sociales autour de la question féminine [1] » illustrent le clivage islamo-féministe, révélateur d’un conflit lié aux perceptions respectives des antagonistes de la place de la femme dans la société marocaine. Les mouvements politiques qui instrumentalisent l’islam vers une vision autoritaire, de la vie en société, y compris la vie politique trouvent leur pendant dans le jeu classique du balancier, où le régime se donne à lui seul l’arbitrage et maintient les forces démocratiques en laisse. Dans le passée par la répression et l’intimidation, aujourd’hui par de nouvelles formes d’endiguement [2] . Le défi auquel doit répondre le régime de Mohammed VI n’est-il pas d’instaurer la démocratie tant attendue dans le royaume ? Les gestes forts envers le dossier de la Moudawana [3] sont-ils un préambule à un consensus politique ou tout simplement la preuve que le Roi reste le décideur absolu ?

Rendre compte du processus qui aboutit à la réforme pose la question récurrente du statut juridique, différent de la condition de la femme. Modifier le seul statut de la femme, n’apporte aucune amélioration effective de sa condition et il ne saurait produire tous les effets émancipateurs escomptés par la société civile. La problématique que peut soulever cette réforme est la réception de celle-ci à travers les différentes couches sociales et notamment les plus défavorisées.

La pétition de l’UAF : un million de signatures
En 1991, l’UAF [4] lance une pétition [5] pour la réforme de la Moudawana et obtient un score inattendu, un million de signatures. Les islamistes réagissent et condamnent fermement ces thèses. Un groupe de Oulémas (savants théologiens) indépendants taxent les pétitionnaires d’apostasie et lancent à leur encontre une condamnation à mort. La dimension polémique que revêt cette pétition et ce qu’elle représente en terme politique devient dangereuse pour le Palais et ses assises idéologiques.
Le crime de lèse majesté est que la pétition n’est pas adressée au Commandeur des croyants, donc en la personne du Roi, mais au premier ministre et au parlement, propulsant ainsi une sécularisation de la question des femmes, un déplacement de la Chari’a (droit canonique musulman), vers le politique, en somme l’appropriation de ce dossier par la société civile. L’intérêt du Palais est l’évitement du débat et le contrôle global de la situation en rétablissant en son sein, son ordre. Hassan II le fera par un discours le 20 août 1992 : « j’ai entendu et écouté tes plaintes au sujet de la Moudawana (…). Sache ma chère fille, femme marocaine, que la Moudawana est d’abord une affaire qui relève de mon ressort (…). C’est une affaire qui relève du religieux ; non du politique donc de ses seules prérogatives (…).

Consensus autour de la Moudawana

Le 29 septembre 1992 Hassan II, Commandeur des croyants vêtu d’une djellaba blanche, reçoit une délégation de femmes au palais royal, il aura pris soin d’écarter de la liste des invités les initiatrices de la pétition. Il reconnaît que la femme dans le cadre familial ne jouit pas de tous ses droits, que les règles de base en matière de législation n’ont pas été appliquées. Il cite l’Ijtihad, (science de l’interprétation) affirme que « que tout ce qui n’est pas interdit est permis » et promet des amendements qui seront étudiés par une commission de Oulémas [6] en ajoutant «  je trancherai alors, mais ne mêlez pas la chose à la bataille politique [7] ».
Au-delà de l’épisode du million de signatures, 1992 est une année difficile pour le règne de Hassan II. La publication du livre de Gilles Perrault [8] , le blocage de l’aide financière par le Parlement Européen (suite aux actes commis à l’encontre des droits de l’homme), ont suffit à provoquer l’assentiment du régime – dans un contexte politique peu enclin à contrecarrer l’implosion des revendications féministes – et à rendre légitime la question des femmes au sein de la société.

1993 sera l’année de la première réforme, même si celle-ci est jugée « superficielle », elle aura tout au plus, rendu plus difficile la polygamie ou la répudiation sans jamais oser l’interdire. L’acte en lui même reste significatif parce qu’il représente un nouveau consensus qui était jusqu’à présent de l’ordre de l’impensable face à la Moudawana longtemps réputée intouchable, « une citadelle » que l’État s’efforçait de rendre imprenable [9] .

Statut Versus Condition : le choix

Il faudra attendre cinq années pour que le Palais accepte de ré-ouvrir le dossier sur la question des femmes. En 1998, le gouvernement de l’alternance de Youssoufi donnera le ton dès son discours d’investiture et fera de la question des femmes, une priorité. Très vite un projet comprenant 200 mesures relatives à l’éducation, la santé, le micro-crédit, l’hygiène … et quelques réformes de la Moudawana, préparé par un collectif de féministes, avec le soutien financier de la Banque Mondiale, voit le jour. Il sera repris par le gouvernement d’alternance sous la direction de Said Saadi, secrétaire d’Etat PPS [10] pour l’Enfance et la famille. « Le plan de l’intégration de la femme au développement » présenté par Said Saadi dévoile l’impasse dans laquelle s’est engagé le débat sur la réforme, entre la revendication d’un aggiornamento du statut juridique et l’urgence d’une amélioration de sa condition [11] . L’objectif de ce plan est d’améliorer les conditions de vie des femmes marocaines en s’attachant sur les aspects socio-économiques ; la partie réservée à la réforme de la Moudawana ne comprenait que quelques propositions de mesure relatives à l‘élévation de l‘âge du mariage pour les filles (15 à 18 ans) et à l‘abolition de la tutelle matrimoniale pour les femmes majeures, à l‘instauration d‘un divorce judiciaire et au partage des biens du ménage en cas de séparation.

La société civile réagit à un projet de société pour lequel elle n‘a pas été consultée et surtout informée. Deux gigantesques manifestations sont organisés le 12 mars 2000, l’une pro-plan agencée par un collectif d’associations féministes à Rabat et l’autre anti-plan agencée par les principaux mouvements islamistes y compris dans les rangs de la gauche à Casablanca. Les réfractaires au plan à l’exemple du parti de Abdelkarim Khatib, le PJD [12] , dénoncent des résolutions en contradiction avec l’identité, la culture et les principes religieux au Maroc (faisant référence notamment aux conclusions des conférences mondiales du Caire en 1994 et de Beijing en 1995) et surtout les dispositions anti-démocratiques exercées pour instaurer ce plan. Cette mobilisation aura démontrée que les Marocains ne sont pas insensibles à la politique, une réputation de probité a plus joué en faveur du parti de Abdelkarim Khatib que son avatar islamiste, la question des femmes étant un des leviers pour occuper le champ politique.

Au-delà de la pétition de 1991 ou du plan de 1998, c’est avant tout le rejet de toute influence étrangère sur les questions internes qui a provoqué cette impasse. Les islamistes accusent la Banque mondiale d’être l’instigatrice d’un complot mondial contre l’islam et refusent l’acception universaliste aux dépens du référent islamique qui doit être selon eux, à la base de toute réflexion sur la question [13] . Les partisans du plan sont accusés d’apostats ou d’athée, les féministes d’être complice de l’occident, Said Saadi d’être un crypto communiste au regard de son appartenance au PPS, ex-parti communiste marocain. Ce dernier perdra son poste à la suite d’un remaniement ministériel en 2000, au profit d’une femme, Nezha Chekrouni. Le plan laisse place à la « Stratégie nationale pour l’intégration de la Femme dans le développement ». Last but not least, ces actions auront présentées au grand jour les forces en présence parfois sous-estimés et qui ont une réelle influence dans la société [14] .

Nouveau Roi, nouveaux droits

Ce fût d’abord, à l’occasion du scrutin législatif en février 2002, l’introduction dans la loi électorale d’une liste nationale réservée aux femmes qui a permis l’entrée de trente femmes à la Chambre des représentants [15] , rompant ainsi avec la tradition de la représentation parlementaire exclusivement masculine. Toujours dans le même dossier, un « effet de conjoncture » avec les attentats du 16 mai 2003 à Casablanca procure au Palais l’occasion de maîtriser les mouvances islamistes, y compris les Oulémas. Le Palais saisit cette opportunité pour annoncer de nouvelles réformes. « Je ne peux, en ma qualité de Commandeurs de croyants, autoriser ce que Dieu a prohibé, ni interdire ce que le Très-Haut a autorisé » déclare Mohammed VI. La méthode utilisée par le Roi Mohammed VI pour impulser la réforme marque un choix de société, dévoile des postures et des manœuvres politiques exercées par le pouvoir en place.
C’est aussi en tant que Commandeur des croyants que le Roi Mohammed VI prend le contrôle quasi exclusif du dossier. Il écarte la possibilité d’une appropriation de la question des femmes par la société civile. La réforme arrive comme « un décret divin » au parlement.

Bien au-delà des louanges clamées par les militantes féministes et la classe politique, les onze points de cette nouvelle réforme ne sont pas sans poser de problèmes. Une très forte incompréhension et incertitude quand au devenir de la famille marocaine se fait ressentir- ce nouveau Code n’étant pas une loi édictée à l’intention exclusive de la femme, mais plutôt comme un dispositif destiné à toute la famille, père, mère et enfants – c’est le résultat d’un manque de vulgarisation et surtout de sensibilisation auprès de la population, notamment parmi les plus démunis.

Une enquête menée auprès de 25 femmes et 25 hommes domiciliés dans les bidonvilles de Casablanca révèlent le contrecoup de cette réforme. A l’exemple du contrat de mariage qui suscite toutes les passions au sein de la gente masculine, et même l’idée pour certains, de ne pas se marier, de peur en cas de divorce, de devoir partager la moitié de leur bien avec leur épouse. La signification de la loi est tout autre, elle stipule : « les époux peuvent, dans un document séparé de l’acte de mariage, se mettre d’accord sur la répartition des biens acquis pendant la durée de leur union ». Par ailleurs, certains Adouls (notaire du droit musulman) refusent de proposer cet acte, considérant « comme une ingérence dans les affaires privées du couple et, qui plus est, une gêne sociale qui peut entraver la conclusion de l’acte de mariage ». Ceci étant, l’épouse devra prouver, factures en main, sa participation au ménage. Le point concernant l’élévation de l’âge de mariage de 15 ans à 18 ans pour les filles subit des distorsions ; les indices montrent que souvent l’exception est devenue la règle, toutes les demandes de mariage en deçà de 18 ans sont acceptées quasiment à 75 %, une expertise médicale faisant l’affaire [16] . Bien qu’officiellement approuvé, un grand nombre d’interrogés restent sceptiques quand à son application et telles furent les conclusions de la conférence du 24 février 2006 [17] à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales sous le thème : « 2 ans après la réforme de la Moudawana au Maroc : bilan et perspectives ». Les conférenciers auront exposé selon leur posture de représentant politique, associatif ou encore de spécialiste de l’Islam, la manière dont ils conçoivent l’évolution du statut de la femme tout en exprimant à chaque fois des réserves quand à l’effectivité de la réforme et surtout à l’absence de statistiques.

L’ancienne Moudawana, avec le peu de droit qu’elle accordait aux femmes, n’était pas appliquée. L’histoire nous a montré que l’expérience se nourrit de ses échecs. Peut-on se demander à juste titre, si ces différentes phases ont été pensées à l’avance comme un préalable au nouveau Code de la Famille et par là même une étape cruciale vers le chemin de la démocratie ? Dans l’affirmative et au-delà de son effectivité, les Marocaines et les Marocaines pourront peut être songer à un avenir sous de meilleurs auspices.

Laila HAMILI

Doctorante en Etudes Politiques, EHESS

[1] Alain Roussillon, « Réformer la Moudawana : statut et condition des Marocaines », in Maghreb Machrek, Femmes dans le monde arabe, n°179 Printemps 2004, pp.79-99.

[2] « Il n’y a pas de course au trône », Telquel n° 193, Interview de Adbellah Hammoudi,

[3] Omar Mounir, Le nouveau droit de la Famille : présentation et analyse, Editions Marsam, Rabat, 2004.

[4] En 1987, les cellules féminines de l’OADP (organisation de l’Action Démocratique et Populaire) créent l’Union de l’Action Féminine (UAF) dont la figure de proue n’est autre que Latifa Djebabdi, militante, ancienne prisonnière politique et la fondatrice du journal « 8 mars » qui à partir de 1984, servit de point d’appui à cette cause.

[5] Objet : l’interdiction de la polygamie, la suppression du tuteur, l’égalité des droits et des obligations pour les deux époux, l’instauration du divorce judiciaire, la tutelle de la femme sur les enfants au même titre que l’homme.

[6] 99 % de la commission était composée d’hommes. Il n’y avait qu’une seule femme pour représenter les Marocaines.

[7] Zakya Daoud, Féminisme et politique au Maghreb, Maisonneuve & Larose, 1993.

[8] Gilles Perrault, Notre ami le Roi, Gallimard, 1992

[9] Selon l’expression de Abderrazak Moulay Rchid, Doyen de la faculté de droit à Rabat.

[10] Parti du Progrès et du Socialisme

[11] Alain Roussillon, « Réformer la Moudawana : statut et condition des Marocaines », in Maghreb Machrek, Femmes dans le monde arabe, n°179 Printemps 2004, pp.79-99.

[12] Parti de la Justice et du Développement

[13] Houria Alami Michi, « Inégalités d’accès à la citoyenneté : les discours politiques et la participation des femmes au champ politique au Maroc », contribution au colloque, Genre, population et développement en Afrique, Abidjan, juillet 2001, chez Alain Roussillon, op. cit.

[14] Alain Roussillon, op.cité.

[15] Au parlement, sur 325 députés, seules deux femmes siégeaient à la Chambre des Représentants : Fatima Belmouden et Badia Skalli, toutes deux de l’USFP. Ce qui représente une part de 0,5%. Avec les 30 sièges, ce pourcentage passera donc à 10%. A noter que plusieurs partis ont imposé un quota de 20% pour la représentativité féminine dans leurs organes décisionnels. C’est le cas notamment de l’USFP et du FFD.

[16] « La Moudawana un an après : un vœu pieux ? », Le Journal Hebdomadaire, Casablanca, 28 février 2005.

[17] Les actes de la conférence sont disponibles sur : www.gtms.ehess.fr / www.ujem.ras.eu.org