Pour des raisons politiques, diplomatiques et économiques, l’Union européenne et les nations qui la composent entretiennent de bonnes relations avec un certain nombre de pays qui ne respectent pas toujours ses valeurs fondamentales incarnées, entre autres, par la Déclaration universelle des Droits de l’Homme et sa reformulation dans les constitutions nationales. La Tunisie illustre ce phénomène depuis de nombreuses années. Ce pays qui viole implacablement les Droits de l’Homme les plus élémentaires a récemment fait l’objet d’une médiatisation dont les autorités et le Président Ben Ali se seraient bien passés.
Entretien avec Antoine Madelin
Représentant permanent auprès de l’Union européenne de la Fédération internationale de la Ligue des Droits de l’Homme
Jérôme Jamin : La question de la liberté d’expression s’est dramatiquement posée récemment en Tunisie lors du Sommet mondial sur la Société de l’information. Que peut-on dire à ce sujet ?
Antoine Madelin : Le sommet a été l’occasion d’attirer la lumière sur ce pays et il est vrai que pour une fois il y a eu un véritable écho médiatique sur la situation très délicate de la liberté d’expression en Tunisie. Le fait que l’ensemble des médias internationaux, et partant la communauté internationale, prennent conscience de cette situation était une occasion unique pour les autorités de faire un effort en la matière. Hélas, c’est le contraire qui s’est produit et la répression a même été plus forte que d’habitude.
Jérôme Jamin : Vous voulez dire que les autorités tunisiennes ont profité de l’occasion pour montrer leur intransigeance dans ce domaine ?
Antoine Madelin : Ils ont montré qu’ils étaient les maîtres chez eux et qu’ils n’allaient pas être impressionnés par les exigences de la communauté internationale. Il y a en Tunisie un système répressif ancien et développé qui explique pourquoi beaucoup de journalistes ont été pris de court par les techniques utilisées et l’ampleur de la censure. Le discours officiel a toujours été de prétendre, sans craindre les contradictions, et au rythme des mensonges plus gros les uns que les autres, qu’il existe une véritable liberté d’expression en Tunisie. Une propagande grossière mais bien huilée a donc suffi pour empêcher les uns et les autres de comprendre et donc d’anticiper le système tunisien et sa censure sournoise.
Jérôme Jamin : La médiatisation de ce phénomène a-t-elle eu un impact positif dans l’évolution des mentalités ?
Antoine Madelin : La réaction médiatique a été forte, mais courte ! La répression existe depuis toujours, notamment vis-à-vis de la distribution et de la circulation de la presse écrite. Il n’est pas rare que certains quotidiens étrangers circulent, mais avec de tels retards qu’il n’existe plus de liens entre les faits et l’analyse. Il n’est pas rare que des équipes de journalistes soient brutalisées et intimidées par les autorités comme cela a été le cas lors du sommet en l’occurrence.
Remarquons que les réactions sur le plan international ont été timides alors que l’Union européenne avait exigé une évolution en la matière lors de la préparation de ce dernier et qu’elle n’a finalement pas réagi à la répression.
Jérôme Jamin : Voulez-vous dire que l’Union européenne n’est pas préoccupée par la liberté d’expression en Tunisie ?
Antoine Madelin : L’Union ne sait pas comment réagir. Elle ne sait pas comment utiliser les instruments à sa disposition pour faire pression sur les autorités. Cela est valable au niveau européen comme au niveau des nations. Par exemple en ce qui concerne les autorités françaises, c’est tout simplement incroyable que l’ambassadeur n’ait pas été au chevet du journaliste de Libération brutalisé et qu’il ne lui ait même pas donné une protection de l’ambassade jusque l’aéroport. C’est absurde de lire les déclarations du ministre des affaires étrangères français qui se fie aux résultats des conclusions des autorités tunisiennes concernant le mauvais traitement qu’aurait subi le journaliste. Accepter la version tunisienne, c’est accepter de fermer les yeux sur sa propagande.
Je crois donc qu’il y a vraiment une incapacité d’action de l’Union européenne dans ce domaine. Elle sait condamner, mais elle ne sait pas comment faire jouer d’autres aspects, notamment économiques, pour faire pression sur les autorités.
Jérôme Jamin : A certains égards, d’aucuns racontent que la Tunisie est un pays plus démocratique que ses voisins. Est-ce que la question de la liberté d’expression ruine cette affirmation ? Quelle est la situation générale des droits de l’homme au quotidien ? Indépendamment des événements qui ont entouré le sommet.
Antoine Madelin : C’est en effet ce qu’on raconte, notamment, entre autres aspects, par rapport à la situation des femmes. Premièrement, la liberté d’expression et la liberté de la presse sont probablement pires en Tunisie que dans d’autres pays de la région, Maroc, Algérie et même Egypte, ce fait est incontestable. Les journaux tunisiens sont des journaux de propagande d’un autre temps où aucun enjeux politiques ne sont véritablement analysés. Quiconque sort des rails fait face à des techniques sophistiquées d’intimidation : répression physique, interdiction de filmer dans la rue, impossibilité d’obtenir des autorisations pour pratiquer le métier de journaliste, etc.
Deuxièmement, il est véritablement impossible d’enquêter dans le pays. Là aussi, un ensemble de techniques d’intimidation rendent impossible la collecte d’informations sur des phénomènes sociaux et politiques fondamentaux.
Troisièmement, le judiciaire est complètement à la botte du régime. Il est littéralement impossible de croire qu’un procès qui toucherait la question des droits de l’homme puisse avoir lieu de façon indépendante. L’ensemble des procédures qui touchent aux droits de l’homme n’est pas conforme, et le mot est faible, aux normes internationales. Ainsi, les fondations d’une société démocratique n’existent pas, il n’y a pas de judiciaire indépendant, il n’y a pas de moyen pour enquêter, il est impossible de s’exprimer librement.
Jérôme Jamin : La lutte contre le terrorisme permet à beaucoup d’états, notamment en Europe, de s’en prendre aux libertés fondamentales. La Tunisie a-t-elle renforcé son système répressif au nom de la lutte contre le terrorisme ?
Antoine Madelin : Je ne peux pas affirmer que la répression s’est aggravée depuis le 11 septembre 2001 et la « lutte globale contre le terrorisme » mais il est clair que de nombreux groupements islamistes radicaux font l’objet de persécutions depuis longtemps, et a fortiori depuis 2001. Paradoxalement, des arrestations arbitraires, des procès absurdes et des poursuites au nom de prétendus complots et de projets d’attentats ont permis aux autorités tunisiennes de se faire passer pour un bon élève en matière de lutte contre le terrorisme. Et donc bien entendu sans réaction de la communauté internationale.
Jérôme Jamin : Existe-t-il une opposition politique en Tunisie ? Peut-on parler de contestation sociale ?
Antoine Madelin : Il existe des partis d’opposition reconnus et non-reconnus, il existe même une opposition légale au parlement nommée (sic) par le président ! Une opposition officielle de façade ! Il existe aussi des opposants réels qui eux cherchent à contester certaines politiques mais qui font face à d’énormes difficultés comme par exemple l’impossibilité de se réunir. On ne peut pas en Tunisie se réunir dans un local pour discuter de certains sujets politiques sans rencontrer des problèmes d’intimidation et des obstacles administratifs qui rendent extrêmement difficile l’organisation de réunion et la tenue de débats sur des questions politiques.
Jérôme Jamin : Quelle est la préoccupation essentielle de la fédération au-delà de la liberté d’expression ?
Antoine Madelin : C’est évidemment la liberté d’association, un pilier fondamental pour pouvoir travailler sur les droits de l’homme. On ne peut pas exercer notre profession, la ligue fait l’objet d’attaques en justice en permanence dans un contexte, je l’ai dit, où le judiciaire est complètement à la botte de l’exécutif. Les autres acteurs, le conseil national pour la liberté en Tunisie, l’association des magistrats, le syndicat des journalistes ne peuvent pas travailler parce qu’ils ne sont pas administrativement habilités. Il y a une procédure difficile pour être officiellement reconnu et c’est encore un moyen pour empêcher la liberté d’expression. Il n’est pas rare que les autorités passent à tabac celui qui ose venir déposer un dossier pour être reconnu comme association. Ainsi, sur le papier tout semble normal, mais dans la pratique, c’est très difficile de se constituer en association et d’agir sur des dossiers sensibles.
Un autre souci de la fédération, enfin, j’en ai déjà parlé, c’est évidemment l’indépendance du judiciaire. Il est impératif de pouvoir se trouver devant des juges qui ne sont pas à la botte du régime si on veut pouvoir défendre notre cause et nos droits !
source : Aide-Mémoire, n°35, janvier-mars 2006.
Page Web :http://www.territoires-memoire.be/
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