L’état lamentable de l’opposition tunisienne n’est plus à démontrer. Chaque jour, chaque événement politique, chaque crise, est l’occasion pour l’opposition de démontrer sa veulerie, sa lâcheté (sauf les femmes), son incapacité à répondre aux exigences du moment, et surtout son incapacité à bénéficier des erreurs de l’adversaire pour l’abattre ou même pour l’affaiblir ou pour prendre soi-même des forces, ne serait-ce que en créant un lien avec le peuple toujours boudé.

Bien sûr que je veux parler de l’invitation de Sharon et de sa gestion calamiteuse. Voici un puissant mouvement de colère populaire qui est monté du jour au lendemain, comme la Tunisie n’en a jamais connu depuis 1956.

Que fait l’opposition ? Elle demande que Ben Ali revienne sur sa décision ! Comme si cette opposition gère les affaires publiques et politiques « avec » Ben Ali et non « contre » Ben Ali ! A-t-elle demandé des comptes à Ben Ali ? Lui a-t-elle reproché son geste ? L’a-t-elle accusé de haute trahison, puisqu’il s’agit bien de haute trahison ? Lui a-t-elle reproché de prendre des décisions sur le dos du peuple et à son insu, et a-t-elle pris des initiatives pour qu’il en rende compte personnellement devant le peuple ou devant les institutions existantes, comme l’a suggéré le vaillant Maître Abbou dans l’article qui lui a valu une répression en bonne et due forme de l’appareil politico-judiciaire de Zaba, et que l’opposition a vite fait d’éviter la brèche ainsi ouverte.

Et même avant et après tout, qui est responsable de cette invitation : Sharon ou Ben Ali ? Qui a commis le délit – le crime ! – dans cette affaire ? Ce n’est certes pas Sharon. Au contraire, on devrait remercier Sharon d’avoir trahi son ami en éventant sa trahison et en publiant le texte même de sa lettre d’invitation. Sans cela nous n’aurions pas eu connaissance de cette haute trahison benalienne que nous opposition nous n’avons pas été capables de la comprendre comme telle : comme haute trahison. Il est vrai que Sharon n’a pas dit que Ben Ali a commis une haute trahison vis-à-vis de la cause arabe ou vis-à-vis du peuple tunisien. Mais tout de même nous aurions du le savoir par nous-mêmes !

Voici donc comment l’ « opposition » a tué l’élan populaire et raté une occasion unique pour nous débarrasser de Ben Ali en demandant avec force et détermination qu’il soit présenté bon gré mal gré devant la barre du tribunal du peuple pour qu’il soit jugé pour haute trahison, en faisant appel au peuple.

Il est vrai qu’elle est trop pressée par des affaires beaucoup plus importantes que d’abattre la dictature benalienne : elle est toute préoccupée par l’échéance décisive pour le sort du pays : les prochaines élections municipales !

Et l’on comprend tout : l’ « opposition » tunisienne n’est que la cinquième roue du régime. Tout le monde a vu sur internet une photo prise de la scène ubuesque de la tribune d’un parti d’ « opposition », pourtant à la pointe contre la visite de Sharon, où la photo de Ben Ali trône au beau milieu de l’estrade. Cette scène vaut mille analyses sur la nature de l’opposition et sur ce qu’elle est capable de faire pour sauver la patrie des griffes de la maffia criminelle et des traîtres à la nation.

Mais cette opposition a des sièges au soi-disant parlement. Des sièges trop confortables. Si confortables que Ben Ali leur crée une deuxième villégiature : « chambre de Conseils », pour résorber la liste des prétendants aux fauteuils. Cette opposition reçoit de l’argent du pouvoir, en plus des coups. Mais elle y trouve son compte. Aucun projet pour démissionner du parlement. Aucune démission enregistrée. Participation assidue aux cérémonies officielles. Décorations, que non seulement on ne refuse pas, mais que l’on garde précieusement même après avoir reçu des coups. Le Pacte national est toujours en vigueur : qui ose le déchirer publiquement ? L’idée ne vient même pas à l’esprit. L’opposition, c’est Ben Ali. Ben Ali, c’est l’opposition.

Ben Ali est aussi dans nos têtes, tant notre tête est imbibée de légitimisme. Quelqu’un ose-t-il appeler à l’arme du boycott économique du régime, et voici que l’on pleure sur les salaires en moins pour le petit peuple. Mais on oublie que si l’on veut arrêter la torture, il y aura des milliers de familles qui se retrouveront sans le sou. Donc, vive la torture qui sauve tant de tunisiens de la famine. Vivent les dizaines de milliers de policiers qui terrorisent notre peuple et lui piquent son argent sur les routes : impossible de les toucher, puisqu’on ne doit toucher à leur gagne-pain. Le sacrifice est une notion qui n’existe pas dans le dictionnaire de l’ « opposition ».

Naturellement, il n’est pas question de mettre en question l’aide économique étrangère à la maffia tunisienne et à sa police criminelle. Situation ridicule s’il en est : Ben Ali a signé l’article 2 de l’Accord d’Association avec l’Europe où il accepte d’être boycotté économiquement s’il se trouve violant les droits de l’homme. L’opposition, elle, refuse ce boycott ! Elle est plus royaliste que le roi, plus soucieuse des intérêts de la maffia que la maffia elle-même. Personne ne parle aujourd’hui de l’Article 2 : il est enterré et oublié, et aucune action faite pour appliquer l’article, et porter sans doute un coup mortel au régime.

L’opposition est en état de débilité avancé. C’est qu’elle n’a jamais intégré dans sa conscience le principe du sacrifice, de la lutte et du don de soi. Et comment le pourrait-elle, elle dont l’objectif est le pouvoir ? Elle qui court après la reconnaissance de ses partis, après les élections, quelles qu’elles soient, et après le kursy présidentiel ?

Se sacrifier corps et biens pour la cause du peuple, du groupe social auquel on appartient, est quelque chose d’horrible pour elle. C’est du terrorisme, c’est du politiquement incorrect… Un blasphème.

Non, notre opposition est ‘pacifique’. Elle est légitimiste. Elle est benalienne. Donc, pas de jugement de Ben Ali ni pour sa haute trahison sioniste de la patrie et du peuple, ni pour ses crimes contre l’humanité. Quelqu’un ose-t-il le demander, que voici on boude la publication de son appel. Par peur ? Pire : l’opposition aime son Ben Ali, sans le savoir. Nous en avons aujourd’hui la démonstration, dans sa tête, l’opposition ne s’est pas débarrassée de Ben Ali. Il y trône comme un bey.
Demander à le juger ? Penses-tu, c’est de la provocation ! Demander sa démission, comme certains l’ont fait ? Ce n’est pas conforme à la loi ! Plus royalistes que le roi, elle n’ose même pas lui appliquer ce qu’il a reconnu et appliqué lui-même : la destitution pour incapacité, ou, pour notre cas, pour haute trahison et pour crimes contre l’humanité. L’ « opposition » est en deçà de ce que leur permet juridiquement le régime. Son légalisme est encore plus frileux que celui de Ben Ali, qui bien que légaliste, il a quand même osé dégommer Bourguiba, même pour des motifs plus que douteux.
La jeunesse, le peuple et les opprimés de Tunisie doivent dénoncer cette soi-disant opposition de carnaval avec autant d’énergie qu’elle dénonce le régime criminel de
Ben Ali. Le peuple doit compter sur ses propres forces. Il ne doit jamais compter sur d’autres pour se libérer, il doit compter sur lui-même. Il doit inventer ses propres moyens pour se défendre et mettre fin à son humiliation et son écrasement.

Compter sur les autres, est une aliénation aussi nuisible que l’oppression de la dictature. Compter sur soi-même, c’est déjà la liberté de soi-même. C’est la clé de la liberté pour tous.

Chacun de nous est responsable de ses actes comme de sa passivité.

Pour nous débarrasser de Ben Ali, débarrassons-nous du Ben Ali qui est dans nos têtes.
Retrouvons notre liberté d’action, et agissons individuellement, si on est dans l’incapacité d’agir en groupe.

Si chaque Tunisien fait quelque chose aussi symbolique ou minime soi-elle pour débarrasser la Tunisie de ses traîtres et de ses criminels et pour retrouver la liberté et la dignité, nous aurions dix millions d’actions contre Ben Ali ! Et si les Tunisiens en font toutes les semaines ou même tous les mois, le régime tombera de lui-même.

Prenons exemple sur le regretté Zouhair Yahyaoui. C’est la figure emblématique de la Tunisie qui bouge « sans l’opposition ». C’est l’exemple de ce dont on est capable de faire avec les moyens du bord, avec ce que l’on a entre les mains et qui fait bien plus mal au régime que toute l’opposition réunie. C’est surtout l’exemple du sacrifice de soi : torture et grève de la faim, le sacrifice de sa chair : c’est la voie de la libération et de la dignité. Il n’y en a pas d’autre.

C’est la seule voie du salut : prendre en main soi-même son destin, sans l’ « opposition ». Vaincre Ben Ali, c’est d’abord le vaincre dans nos têtes. Et pour commencer à s’en débarrasser dans nos têtes, commençons par nous débarrasser aussi, dans nos têtes, de l’ « opposition » : elle n’est pas seulement inutile, elle est hautement nuisible et aliénante dans notre combat pour notre libération.

Ignorons là. Préoccupons-nous de l’essentiel : de ce qu’il faut nous-mêmes faire, chacun selon ses moyens, selon son imagination, sa propre initiative. Il ne doit prendre la permission de personne. Il doit être libre, et agir librement.

Ce serait déjà la liberté.

Paris, le 22 mars 2005