Le savant égyptien montre comment le mouvement réformiste s’est scindé en deux, engendrant d’un côté une mouvance intégriste, tournée vers le passé, et de l’autre un réformisme moderne, inspiré des sciences de l’homme.

Moderniste de formation classique, Mahmoud Azab est professeur d’hébreu à la grande université islamique al-Azhar, au Caire. Il a particulièrement étudié les relations linguistiques entre la Bible et le Coran :

Quel âge a la crise que traverse l’islam contemporain ? C’est tard, dans une Egypte déjà colonisée par les Anglais, après un premier essai avorté, que le grand mouvement de réforme a creusé son véritable sillon avec le cheikh Muhammad Abduh, mort en 1905. Il préconisait une réforme de la langue, une réforme du mode de raisonnement, une nouvelle exégèse du Texte.

Si la langue arabe se devait d’exprimer la modernité, ni la langue de la rue ni celle, figée et archaïque, d’al-Azhar (université religieuse du Caire) ne le pouvaient. Grâce à une revue et à des cours du soir pour journalistes et écrivains, Muhammad Abduh a réussi à faire émerger une langue modernisée. Réussira-t-il aussi dans le domaine de la pensée, lui qui connut durant sa vie entière d’âpres polémiques avec al-Azhar, maudit par ces oulémas de l’université dont il était issu et qu’il accusait d’être responsables du gel de l’islam et de son arriération ?

Son action a surtout porté sur l’exégèse du Coran. Pour lui, l’islam est une culture du Texte. Impossible de le contourner. Inutile d’y apporter des transformations superficielles. Son exégèse parue dans la revue « al-Manâr » abordait et règlait dans une perspective de réforme les questions de fond qui se posent de nouveau aujourd’hui : la femme, les châtiments corporels, le rapport aux non-musulmans de l’intérieur et de l’extérieur. Muhammad Abduh voulait abolir la polygamie, au point d’en faire un péché, et régler la question des intérêts bancaires, qui étaient jusque-là assimilés à l’usure (ribâ), prohibée par le Coran.

A sa mort, il avait achevé l’exégèse de trois grandes sourates du Coran et établi tout un inventaire de ce que lisaient alors les Egyptiens. En religion et en jurisprudence musulmane (fiqh), leurs lectures les plus récentes étaient vieilles de cinq siècles. Pour la vie spirituelle et religieuse, elles ne parlaient que des djinns, des démons et des hommes, ou bien de règles de conduite sexuelle… Rien d’éducatif. Inlassablement, il avait répété qu’al-Azhar devait initier le changement : la réforme devait venir de l’intérieur de l’islam.

Ses disciples, tous ou presque issus d’al-Azhar, seront les grands réformateurs du xxe siècle. Réforme politique appliquée : Zaghloul Pacha. Réforme politique théorique des rapports entre islam et pouvoir : Ali Abdel Razeq. Réforme sociale pour la femme : Qasim Amin. Enfin rationalisme absolu et relecture de l’Histoire : Taha Husayn. D’autres s’associèrent à ce mouvement laïque de la pensée. Mais seuls les réformistes qui étaient liés à Muhammad Abduh introduisirent les sciences humaines dans la réflexion sur l’islam.

On se trompe lourdement aujourd’hui si l’on croit que le retard technologique et scientifique est le seul problème qui se pose à nos sociétés musulmanes eu égard à la modernité. Ce sont nos sciences humaines et sociales qui sont très en retard. Ce courant de pensées, représenté surtout par Taha Husayn, sera précisément celui que les traditionalistes voudront tailler en pièces.

« L’Islam et les fondements du pouvoir », d’Ali Abdel Razeq, « la Poésie antéislamique », de Taha Husayn, et « la Libération de la femme », de Qasim Amin, sont les trois grands livres qui ont marqué la pensée réformiste et moderne. Si l’on pouvait mesurer où en est aujourd’hui la mentalité de la rue égyptienne au regard de ces livres, on se convaincrait vite de l’urgence d’une nouvelle mise à jour de l’islam et de sa pensée.

L’étude comparative faite par Taha Husayn s’attaquait déjà à cette vieille idée, encore répandue chez les musulmans, que l’islam est entièrement spécifique, sans exemple, et qu’on ne peut en aucun cas y toucher. Son livre provoqua un scandale aussi grand que l’ouvrage d’Ali Abdel Razeq sur la question fondamentale de l’islam et de sa relation étroite avec le pouvoir, et bien plus grand encore que les thèses de Nasr Abou Zeid aujourd’hui. Mais, si ces livres soulevèrent des remous alors, l’Egypte vivait dans un meilleur climat intellectuel. Contrairement à l’infortuné Nasr Abou Zeid, leurs auteurs furent innocentés malgré les indignations qu’ils avaient suscitées.

Ce n’est pas une institution figée qui infligea au mouvement réformiste sa plus grande défaite. C’est, paradoxalement, Rashid Rida, mort dans les années30, qui avait été le grand disciple de Muhammad Abduh. Coupé par lui de la modernité, le mouvement de réforme aborda alors une courbe descendante, qui aboutit à Sayyed Qutb et aux mouvements islamistes violents. En écho aux changements politiques – notamment le durcissement de la mainmise britannique sur l’Egypte –, « le Commentaire d’al-Manâr », œuvre commencée par Muhammad Abduh et poursuivie par Rashid Rida, voyait sa dimension moderniste faiblir à l’extrême. Déjà les Frères musulmans étaient là.

Et c’est au bout de cette courbe que Sayyid Qutb, au début des années30, s’embarquait pour les Etats-Unis grâce à une bourse d’étude. Au contraire de ce qu’éprouvaient, à la charnière du xixe et du xxe siècle, les premiers penseurs musulmans exilés ou simplement venus en visite à Paris, le choc avec l’étranger – dans ce cas, le Nouveau Monde et la société de consommation matérialiste – fut tel que Sayyid Qutb se trouva brutalement renvoyé à ses racines.

Replié sur lui-même, il élabora sa théorie de la troisième voie, celle d’un islam entre « marxisme soviétique athée » et « capitalisme violent, égoïste et dépravé ». Son exégèse coranique a pour tâche, verset par verset, de démontrer, après comparaison, la supériorité des préceptes de l’islam sur les propositions des marxistes puis sur celles des capitalistes occidentaux. Il y reprend la théorie de « la société hérétique », énoncée par l’Indien Abou Ala Mawdoudi, fondée sur ce verset coranique : « Ceux qui ne jugent pas selon les perceptes de Dieu sont des impies. » Nos sociétés musulmanes seraient impies, vivant de nouveaux siècles obscurs. Ce serait une deuxième jâhiliya, qui signifie « ignorance de la vérité religieuse » et désigne l’antéislam. Il faut, pour en sortir, déclarer le djihad, la guerre sainte. C’était l’idéologie des islamistes qui assassinèrent le président Anouar el-Sadate.

Sayyid Qutb avait pris appui, pour étayer sa théorie, sur la question de l’abrogé et de l’abrogeant : il y a dans le Coran des versets de paix et des versets de guerre ; auxquels obéir ? Pour Muhammad Abduh, qui avait ouvert la voie à la réforme, on se devait d’obéir aux versets de la paix, qui annulent ceux de la guerre, parce que nous ne faisons plus la guerre. Non, dit Sayyid Qutb presque un siècle plus tard : c’est toujours la guerre, nous sommes toujours menacés…

Par la méthode, sa démarche est exactement celle, inversée, de la réforme. Et c’est elle qui est à la source des pensées islamistes extrémistes d’aujourd’hui. Une pensée théorique de la violence, qui est devenue violence effective, née dans une société musulmane sous pression, en quête de solutions et d’identité. Mais le mouvement de modernisation n’est pas mort, sa voix est seulement recouverte. Les médias n’en font pas état. Ou alors ils ne mettent en lumière que ce qui fait événement. Or ce courant éclairé, qui est celui de la réforme, ne devient événement que lorsqu’on le malmène.

Propos recueillis par Catherine Farhi

Le Nouvel Observateur, 4 juillet 2002.