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Reconnu comme l’un des grands penseurs humanistes de l’islam, l’auteur, partisan d’une critique historique des textes religieux et de la doctrine, considère comme indispensable l’ouverture d’un débat démocratique.

Abdou Filali-Ansari dirige l’Institut pour l’Etude des Civilisations musulmanes à Londres, université fondée par l’Agha Khan. De Téhéran au Caire en passant par Karachi et Riyad, il est sans doute, avec l’universalité de sa culture et sa distance critique, l’un des principaux penseurs de la réforme. Il a préfacé en français le maître livre de celui qu’il appelle « le Luther de l’islam », Ali Abdel Razeq, intitulé « l’Islam et les fondements du pouvoir ».

Le Nouvel Observateur. – Pourquoi faut-il aujourd’hui reparler de réforme de l’islam, alors qu’elle a déjà commencé il y a un siècle et demi ?

Abdou Filali-Ansari. – Tout est venu, au début du siècle passé, de la controverse entre Ali Abdel Razeq (voir p. VII) et Rashid Rida autour de l’héritage du grand réformateur égyptien cheikh Muhammad Abduh. Dans sa démarche de réforme et de modernisation, celui-ci proposait aussi un retour au fondement de la religion, donc au passé. Rashid Rida en restera au passé. Ce qu’il appellera sa « grande révolution de l’islam » sera un perpétuel retour au point de départ. Les disciples de Rashid Rida finiront par former des générations d’intégristes, et on aboutira à la mutation d’un homme comme Sayyed Qutb, réformateur égyptien devenu islamiste, qui prônera la violence.

Mais, dans le sillage d’Ali Abdel Razeq, penseurs, intellectuels et surtout historiens constitueront un courant massif en faveur de la réforme. Pour Ali Abdel Razeq, tout devait être réexaminé à la lumière des recherches historiques, de la raison et de l’esprit critique moderne. Dans cette voie, le plus représentatif de ses successeurs – par son parcours exceptionnel – est à mon sens le Pakistanais Fazlur Rahman, qui a publié en anglais dans les années60 « Islam » et « Islam et modernité ». Pour la première fois, les remous provoqués par un livre ébranlaient un régime. Il y réfutait la théorie de la révélation, qui veut que le Coran, incréé et sacro-saint, donc intouchable, soit une dictée littérale de Dieu. Cette théorie tardive ne rend pas hommage à la réalité de la révélation. Ayyub Khan, le chef de l’Etat pakistanais, qui avait nommé Fazlur Rahman à la tête de l’Institut d’Etudes islamiques d’Islamabad en vue, justement, d’une réforme, fera marche arrière devant les manifestations de rue. Tous les pouvoirs, dans les pays musulmans, ont peur de la rue. Fazlur Rahman dut quitter définitivement son pays.

N. O. – Pourquoi les grands réformateurs de l’islam sont-ils si peu connus ?

A. Filali-Ansari. – C’est que leur action, par nature, n’est pas aussi spectaculaire que celle des martyrs des attentats suicides. Mais leurs idées n’en sont pas moins explosives. Rien à voir avec le catéchisme traditionnel tel qu’il est enseigné à l’ombre des mosquées ou par les cercles intégristes, qui est l’enseignement de l’ignorance. Malgré le barrage des médias, des pouvoirs et l’instrumentalisation de la religion par les Etats et par les descendants de Rashid Rida, ces réformateurs existent et n’ont jamais cessé de troubler les quiétudes. Je suis fils de libraire et je me souviens comme si c’était hier d’avoir lu dans ma prime jeunesse l’Egyptien Khaled Mohammad Khaled, un ouléma de l’al-Azhar qui frôlait l’hérésie. Les instituteurs et les enseignants du secondaire ne lisaient que lui.

Puis il y a eu la vague contraire, jusqu’à la situation d’aujourd’hui. L’historien Ahmed Amin a remis au jour des épisodes oubliés, tel celui des mutazilites, ces partisans de la raison qui affirmaient que le Coran était un texte créé et non un texte divin. Sa thèse sur la grande défaite des mutazilites a été, à mon avis, un grand tournant. Elle a permis une réflexion historique sur des éléments qui n’existaient pas dans l’islam originel et qui sont pourtant devenus des fondements de l’orthodoxie. Dans le même esprit, les penseurs réformistes tentent d’analyser historiquement tout ce qui n’est pas d’origine. A commencer par cette idée centrale, elle aussi récente, d’Etat islamique, garant du lien entre pouvoir et religion, idée transmise comme allant de soi, comme si elle faisait partie de l’islam éternel.

Il en est de même de la charia, la loi islamique, d’où tout découle. C’est un apport historique, ce n’est pas une prescription divine. Ce sont des musulmans d’une certaine époque qui l’ont conçue, comme les chrétiens ont conçu leur droit canon. Les premiers musulmans n’avaient pas cette vision des choses, de la charia d’aujourd’hui qui s’impose toujours comme la parole de Dieu. Hichem Djait en Tunisie, l’Egyptien Mokhtar el-Abadi sous Nasser, la lignée nord-africaine des Abdelmajid et Mohamed Charfi (voir p. V), et Mohamed Talbi (voir p. XIII), pour ne citer que les chefs de file, ont tous travaillé dans cet esprit alternatif.

Mohamed Talbi a eu la très belle idée des « vecteurs orientés ». Les textes sacrés cherchent à remplacer un ordre moral existant par un autre ordre, à améliorer la moralité dans une communauté humaine déterminée. Les prescriptions coraniques sont des vecteurs, des flèches, des directions. Le fait que le Coran ait prescrit en son temps de traiter la femme comme une personne et non comme un bien va dans le sens de lui donner ensuite tous ses droits. Nous sommes dans la bonne direction, nous respectons l’intention, l’esprit du Coran.

Mohamed Charfi, lui, a trouvé, me semble-t-il, la formule juridique adéquate pour combler les carences constitutionnelles et garder séparés la religion et l’Etat. Ce n’est pas une sinécure. Hier pouvoir et religion se confondaient, on pratiquait la politique dans la religion, il n’y avait pas de Constitution, pas de partis, pas de médias. Aujourd’hui, notamment grâce aux médias, n’importe qui peut se proclamer porte-parole de la foi et dire que, l’islam, c’est ce qu’il décrète. Il faut, comme le préconise Charfi, un quatrième pouvoir, religieux, autonome, séparé, à côté des pouvoirs juridique, législatif et exécutif, un pouvoir organisé mais jamais ouvert au tout-venant.

N. O. – Selon Mohamed Arkoun, l’islam est aujourd’hui sommé par le monde extérieur de se réformer. Qu’en pensez-vous ?

A. Filali-Ansari. – « Changez, devenez autre chose. » Sommer ainsi les gens n’a aucun sens. Si une mise à jour ou une réforme est nécessaire, cela ne peut se faire par un diktat de l’extérieur, ce qui risquerait encore de tout compliquer, d’accentuer la polarisation. Et l’on rend un très mauvais service au courant réformiste en l’instrumentalisant pour des motifs politiciens immédiats, juste pour liquider l’intégrisme et passer à autre chose. Partout on invite des gens à se faire entendre et à attaquer l’intégrisme. Ce n’est pas ainsi que l’on résout le problème. Pour ma part, j’ouvrirais le débat. C’est l’absence de démocratie qui est en cause. Je crois que cette vague intégriste va finir par reculer, à condition qu’elle ne soit pas alimentée pour couvrir d’autres carences institutionnelles.

N. O. – Mais peut-on ouvrir un débat démocratique avec l’intégrisme ?

A. Filali-Ansari. – Il faut distinguer, à mon avis, l’intégrisme violent d’un certain conservatisme musulman. Des mouvements terroristes, il y en a partout, et qui ne vont nulle part. C’est un problème intellectuel et social, qui appelle le débat. Aujourd’hui on fait vivre des sociétés entières dans des espaces culturellement fermés. Regardez la jeunesse musulmane. Elle est rivée à son poste de télévision, qui fait diversion avec des soap operas et leurs histoires d’amour à l’eau de rose, alternant avec des informations brutales dans lesquelles on favorise ce sentiment de persécution et la polarisation : nous et les autres. « Ils sont en train de bombarder ici… » Les musulmans se sentent attaqués de tous côtés, la Bosnie, la Palestine, l’Afghanistan… Ils ont ce sentiment d’être assiégés. Or la violence surgit là où l’espace social est sans issue.

Il y a beaucoup de choses occultées dans le discours intégriste, qui est sélectif et privilégie certaines notions plutôt que d’autres. Je pense qu’il faut tout faire pour ouvrir le champ du débat intellectuel et pour favoriser l’accès des populations à ce monde d’idées qui est notre bien à tous.

N. O. – Mais, à ce compte, toute réforme relèverait pour le moment de l’utopie…

A. Filali-Ansari. – Bien au contraire. Il faut tout faire pour rattraper le temps perdu. Ce sont des vérités premières, surtout dans le champ de l’éducation. On ne peut pas contraindre les gens à agir ou à penser. Nous sommes au xxie siècle, à l’ère de la mondialisation. Pour qu’une réforme de l’islam réussisse de l’intérieur, le minimum de respect exige de traiter les gens comme des citoyens, quel que soit leur degré d’instruction. L’instruction est peut-être la pierre d’achoppement, parce que l’éducation religieuse continue à fonctionner en maints endroits comme au début du siècle dernier, coupée des recherches de la pensée moderne. C’est un savoir très appauvri, même comparé à celui que prodiguait al-Azhar il y a un siècle. Ce qui manque, c’est le moyen d’éduquer les éducateurs. Il faut enseigner à tous ce que la pensée moderne apporte, amender le savoir prédominant chez les religieux par la connaissance raisonnée des sciences sociales modernes, pour recomposer notre conscience religieuse.

N. O. – Vous croyez que le moment est propice ?

A. Filali-Ansari. – Je sais seulement qu’il y a urgence. Le moment est venu pour que les politiciens voient plus loin. Je pense à ce qui se serait passé avec le FIS en Algérie, avec Erbakan en Turquie, si ces intégristes avaient eu libre accès au pouvoir. Ils auraient fini par en subir l’érosion, ils auraient été éliminés démocratiquement, avec l’espoir de revenir. Sinon on aurait mené contre eux un combat légitime. C’est un vieux remède, une vieille recette ; essayons, vous verrez. Cela s’appelle la démocratie.

Propos recueillis par Catherine Farhi.

Le Nouvel Observateur, 4 juillet 2