Dans sa préface des «Damnés de la Terre», Sartre écrit: “Ayez le courage de lire ce livre, parce que d’emblée, il vous humiliera, et l’humiliation, comme Marx l’a dit, est un sentiment révolutionnaire.”
Ces mots me trottent dans l’esprit depuis quelques semaines. Je me souviens les avoir soulignés en lisant l’œuvre de Fanon, que j’avais étudiée quelques mois plus tôt dans un cours universitaire de politique du Moyen-Orient. Le thème de la semaine était la décolonisation, dont j’avais toujours admiré les grands penseurs.
Ces mots m’avaient interpellée. Sartre, académique prestigieux métropolitain, bourgeois malgré lui, avait trimballé les peines crasseuses du colonisé au Quartier Latin, où il répétait, de sa voix respectée, les malheurs de l’Arabe et de l’Antillais en revendiquant leurs droits. Il ne s’agissait pas de charité, mais d’un désir de rendre service à sa patrie : “Européen, je vole le livre d’un ennemi et j’en fais un moyen de guérir l’Europe. Profitez-en,” continua-t-il.
En redécouvrant le texte aujourd’hui, sous un angle plus personnel qu’académique, ces mots semblent me pointer du doigt. Ils me dévisagent d’un air culpabilisateur, me répètent, et toi, que fais-tu? Que dis-tu? Combien de temps encore choisiras-tu le confort mortel du silence contre la parole tranchante indispensable?
Il y a quelques semaines, lorsqu’un paquebot méditerranéen transportant des réfugiés s’est échoué près de la Grèce, nous avons été nombreux à critiquer les lacunes de la politique migratoire européenne. Lorsqu’on aborde les migrations clandestines de Tunisiens vers l’Italie, nos cœurs se serrent pour ceux que le système a abandonnés, ces oubliés qui n’ont eu d’autre option que de risquer la traversée périlleuse, de s’aventurer dans les abysses ténébreux de l’océan, d’oser rêver d’un avenir meilleur, un avenir que leur propre patrie n’a pas su leur procurer. Pourtant, quand il s’agit de migrants subsahariens en Tunisie, les discours changent. La compassion s’évanouit. Le “oui, mais… ici, c’est chez nous” que des figures d’extrême droite française utilisent à tort et à travers pour justifier la discrimination envers nos confrères expatriés semble s’incruster en filigrane dans nos propres propos.
Depuis des mois maintenant, cette même conjonction est utilisée pour justifier la persécution, le limogeage, et l’extrême violence envers les réfugiés subsahariens dans plusieurs villes de Tunisie. Le raisonnement étant: “Notre pays n’a pas les capacités d’accueillir un tel flux migratoire, nous acceptons donc de laisser les immigrés périr à la frontière. La souffrance et la mort de centaines personnes ne sont que des dégâts collatéraux.” Le crime est donc devenu logique.
En écrivant ces mots, je me rends compte que ce cheminement ne paraîtra pas forcément acerbe aux yeux de tous. Certains acquiesceront que oui, le crime est justifié et il n’y a rien d’autre à faire. Je leur livre ces mots de Camus: “Nous vivons dans un monde où le meurtre est légitimé et où la vie humaine est considérée comme futile. Voilà le premier problème politique d’aujourd’hui.”
Lorsque la réflexion, dite pesée et rationnelle, arrive à justifier la mort, lorsque le souffle humain se perd dans l’abîme de l’indifférence, c’est là que nous devons réexaminer les fondements de nos valeurs en tant que société.
Bien que plusieurs Tunisiens souscrivent tant bien que mal à l’idéologie du crime logique et argumentent avec engouement que les raisons de leurs positionnement ne sont qu’économiques et politiques, une réalité plus sombre se cache derrière leurs discours technocratiques grandiloquents.
Je rédige ces lignes depuis Bizerte, la ville natale de mon père, que je connais principalement pour ses plages et ses paisibles balades le long du vieux port. Cependant, je m’efforce de ne pas oublier son statut historique inéluctable : c’est la dernière ville quittée par les Français en 1963, sept ans après l’indépendance tant attendue, l’une des raisons de ce retard étant la détention d’une base navale stratégique, indispensable pour la guerre d’Algérie. C’est également une ville dont une de mes connaissances a un jour qualifié les femmes de “remarquablement belles” en raison de leur diversité génétique—résultant du métissage européen. Cette remarque sous-entendait que les soldats français avaient béni nos femmes indigènes de leurs gènes supérieurs, une grâce capable d’étouffer leurs cris perçants. L’azur océanique de la traversée dangereuse désormais prisonnier des yeux scintillants de leur propre progéniture. La réincarnation du colon dans le colonisé, « le sale arabe » devenu europoïde, une naissance purgatoire qui efface « la lourde noirceur » d’une appartenance ethnique à l’origine du statut du colonisé. Une blancheur qui sauve, et que les Tunisiens ont appris à vénérer.
Ce détour anecdotique peut paraître superflu. Peut-être que comme moi, vous avez initialement ricané à cette remarque qui trahit une haine intérieure de soi. Pourtant, lorsque le président de la république aux pleins pouvoirs se permet d’annoncer haut et fort que l’immigration subsaharienne fait partie d’un complot dont le but est de modifier la composition démographique de la Tunisie, que des innocents se retrouvent à la rue, lapidés, et essuyant les crachats, le ricanement tantôt inoffensif semble assécher la gorge jusqu’à l’étranglement.
La voilà encore, la demi-blancheur à laquelle ils tiennent tant. Ce fameux “on est en Afrique, mais pas Africains. Et pour vous faire croire que je ne suis pas raciste, je vous dirais que j’ai beaucoup d’amis Africains, c’est là l’ultime preuve. Mais on conduira quand même les immigrés à la frontière libyenne désertique où ils n’auront qu’à lécher, goutte à goutte, leur sueur, avant de s’assécher mortellement au soleil dans une canicule historique.”
Vous excuserez mon manque de bienséance. Mais cette histoire, vous la connaissez bien. C’est celle de Fati Dassou et sa fille Marie qui ont été retrouvées inanimées au milieu du désert, charognes vidées de vie et d’espoir.
« Comprenne qui voudra
Moi mon remords ce fut
La malheureuse qui resta sur le pavé
La victime raisonnable à la robe déchirée
Au regard d’enfant perdue
Découronnée défigurée
Celle qui ressemble aux morts
Qui sont morts pour être aimés
Une fille faite pour un bouquet
Et couverte
Du noir crachat des ténèbres. »
Paul Éluard – Comprenne Qui Voudra
C’est l’histoire de plein d’autres, hommes, femmes, enfants et bébés, qui ont connu la sécheresse de la langue contre le palais, puis l’évanouissement d’un corps dénutri, gisant sur le sable blanc.
Aujourd’hui, comme beaucoup d’autres, j’ai honte, et cette honte, quoi qu’efficace, est de nature égocentrique. Elle souligne l’inconfort que la souffrance des autres a pu infliger. Voir subir n’est pas assez. L’humiliation ne suffit pas. Plus qu’avoir honte, je vous invite à vous indigner. Parce que si la honte est une atteinte à la dignité de l’homme, l’indignation, elle, enflamme son désir de révolte. Une révolte que nous devons à nous-mêmes.
Parce que la libération de la femme noire est synonyme de celle de la femme arabe, de celle des femmes du monde entier. C’est aussi la lutte du colonisé, de l’oublié, de l’exploité. Ce combat qui nous unit est humain bien avant d’être national, de la Tunisie au Niger, en passant par le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, et au-delà. Nous dont les ressources sont encore pillées, nous dont les esprits sont encore colonisés, nous dont les âmes ont été vendues et les cerveaux lavés. Oui, nous, les pigmentés, les moins pigmentés, nous, les francisés, sans être français. Nous, les passeports verts, à la frontière de la vie et de l’envol.
Notre altérité nous unit et elle nous unira toujours. Et cette union prévaudra sur la pathologie corrosive néo-colonialiste dont découle son déni réconfortant, à l’assimilation maladive, à la fierté écœurante de penser qu’être originaire du nord, avoir la peau plus claire, ou palabrer dans une langue qui a été enfoncée dans les gorges de nos grands-parents, nous élève d’une manière ou d’une autre. Nos sociétés n’évolueront que lorsque nous nous rendrons compte que l’émancipation de nos pairs, qui se manifeste entre autres à travers l’offre d’opportunités aux réfugiés, est un créneau qui sous-tend notre propre affranchissement. La promouvoir n’est pas seulement un devoir moral, mais un privilège.
Ceci n’est pas une analyse politico-économique, et loin de moi l’idée de proposer que la question de l’immigration manque de complexité ou que sa solution est simple—même si plusieurs études ont démontré les avantages de l’immigration vis-à-vis du développement économique d’un pays.
Même si ce sujet sort de mon domaine d’expertise, je tiens à affirmer avec conviction qu’une politique dépourvue de considérations morales demeurera incomplète, voire lâche.
Ce qui m’importe réellement, le message que j’insiste à faire passer, c’est que le crime “logique” dont notre gouvernement est coupable est aussi cinglant et sauvage que celui des bêtes qui se dévorent entre elles. C’est un crime envers nous-mêmes, du fait qu’il dissimule et alimente un sentiment schizophrène d’appartenance européenne et de supériorité dont la présence d’immigrés subsahariens menace la façade.
J’espère alors voir le jour où nous vivrons ensemble. Dans les écoles, dans les lycées, dans les rues et dans les soirées. Nous nous appellerons Fatou, Myriam, M’baye, Selim, et les consonnes embrassées de nos noms ne feront qu’embellir la symphonie de notre coexistence, rythmée de kalimba et de darbouka. L’entrelacement des couleurs chatoyantes de la kente traditionnelle fera vibrer l’irremplaçable Chéchia de mille feux. La blonde, l’ébène, en passant par la samra, seront toutes aussi belles l’une que l’autre. Il n’y a aucune raison d’admirer le melting-pot new-yorkais ou encore londonien et de rejeter le lablabi à la sauce gombo avant même d’y goûter.
A nous tous, les pseudo-garants de la paix aux calots couards ne nous arrêteront pas. Ils ont beau imposer la violence, le mot d’ordre véritable ne peut être dicté que par le cœur. Ni la loi ni la mesquinerie des subterfuges administratifs ne l’emporteront sur la fraternité de l’Homme envers son prochain. La fraternité triomphera, doit inéluctablement triompher, et quoique refoulée de force, submergée, elle refera surface, plus grande et plus intense que jamais. C’est l’essence de notre humanité. Sans elle, nous en demeurerons indignes.
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