Répression
La terreur d’Etat du général Ben Ali muselle l’opinion et les médias.

Menacés, les avocats tunisiens sont venus plaider leur cause à Genève. Michel Beuret a recueilli les courageux témoignages de leurs trois représentants.

Les vacances en Tunisie sont devenues si banales qu’elles évacuent l’essentiel : le pays dirigé par le général Ben Ali depuis dix-huit ans, réélu avec 95% des voix en octobre 2004, bafoue toujours plus les droits humains. Au point que le président de la Confédération, Samuel Schmid, hôte d’honneur au Sommet mondial de l’information le 16 novembre 2005 à Tunis, a dénoncé publiquement la répression et la censure dans ce pays : « Il n’est pas acceptable que l’ONU compte encore parmi ses membres des Etats qui emprisonnent des citoyens au seul motif qu’ils ont critiqué leur gouvernement ou leurs autorités sur internet ou dans la presse. » Les organisations tunisiennes de défense des droits de l’homme, si elles avaient la parole, auraient ajouté : une dictature qui harcèle, emprisonne ou torture toute personne qui ose émettre une critique. Qui enferme pour des années sans motif justifié. Qui surveille chaque citoyen.

Mais ce n’est pas ce message que sont venus porter les représentants du Conseil de l’ordre du barreau tunisien à Genève en juin. « Notre Conseil, qui représente 5000 avocats, nous a dépêchés pour dénoncer la situation qui est la nôtre », lance Me Abderrazak Kilani, venu avec Me Slah Shouk et la célèbre avocate Radia Nasraoui. En Tunisie, l’avocat indépendant est une digue contre le flot totalitaire. L’un des derniers témoins de la torture, de la corruption, des abus de pouvoir.

Des avocats paupérisés

La manière dont le régime étouffe cette profession révèle sa nature. Détournée, ambiguë. En Tunisie, la vie d’un avocat est bien éloignée de la prospérité que l’on prête aux plaideurs de chez nous. « Le gouvernement y précarise délibérément sa condition de vie. Nous sommes la seule catégorie professionnelle, par exemple, qui n’a droit à aucune couverture sociale, explique Me Slah Shouk. L’avocat n’a souvent pas les moyens de se payer l’hôpital. »

Pour renforcer cette précarité, le gouvernement réserve ses affaires aux avocats qui lui sont acquis. « Les autres ont un flic devant la porte pour empêcher les clients d’entrer », renchérit Radia Nasraoui. Il existe 22 lois en Tunisie qui limitent le champ d’activité de l’avocat. La dernière en date peut paraître banale : depuis le 1er janvier, une réforme de la procédure de réparation des accidents de circulation met directement la victime en relation avec l’assurance au détriment de l’avocat. Autant de chiffres en moins. L’absence de protection de la profession a aussi permis « l’afflux anarchique d’une concurrence de l’étranger qui s’inscrit au barreau avec une équivalence de diplôme », explique Me Kilani.

Violences policières

Pour réguler la profession, le Conseil a donc proposé la création d’un institut. Mais l’accord donné par le gouvernement n’était pas sans arrière-pensée. Créer un tel institut permet non seulement d’éviter l’intrusion de défenseurs des droits de l’homme mais aussi de contrôler la formation des futurs avocats. Le ministre de la Justice l’a donc placé sous sa tutelle. Un exécutif qui contrôle la justice, alors que la Tunisie a signé et ratifié la Convention sur l’indépendance du barreau, cela dépasse l’entendement. Mais après ce que les avocats ont déjà enduré, ce n’était que « la goutte de trop ».

Le jour du vote, ils ont manifesté. « La police nous a tabassés. Nous avons été traités de “terroristes” », se rappelle Me Kilani qui déballe les photos. « Même nos consoeurs ont été battues et traitées de “prostituées” ». Et la nouvelle loi est passée le 15 mai. Le 23 mai, nouvelles protestations. Autres séjours hospitaliers et la police politique saccage le bureau du bâtonnier.

Des débats télévisés orchestrés pour entacher l’image des avocats indépendants, des intimidations sur les membres des familles, des arrestations arbitraires, des conditions d’incarcération moyenâgeuses et, les avocats sont formels : l’usage répandu de la torture, voilà le tableau. Dans les années 90, une cinquantaine de personnes seraient décédées lors d’interrogatoires policiers.

Du temps de Bourguiba…

A ce jour, la Tunisie compte des centaines de pseudo-prisonniers politiques. « Avec des peines qui dépassent l’imagination : vingt-cinq ans de prison pour un jeune soupçonné d’appartenir au parti islamique Nahda, par exemple », soulignent les avocats. Sous couvert de lutte contre le terrorisme international, Ben Ali se lâche. Au moins 200 personnes auraient été arrêtées ces dix-huit derniers mois et vivent des conditions d’incarcération épouvantables.

« Du temps de Bourguiba, j’avais trop de clients, se rappelle Radia Nasraoui. A présent, à peine un par jour. Des gens qui n’ont plus d’autre recours ou manquent d’argent et savent que j’accepte de travailler gratuitement. » Ses clients sont intimidés, comme l’avocate elle-même, qui s’est fait récemment casser le nez par des agents de l’Etat.

Source : L’Hebdo N° 28, page 40 – 13 juillet 2006