La Tunisie est devenue ces dernières années un pays d’accueil et de transit pour des milliers de migrants subsahariens. Plusieurs d’entre eux aspirent à rejoindre l’Europe via la Tunisie. En attendant, ils se livrent à des activités économiques diverses, souvent informelles et précaires. C’est le cas d’Ansu, originaire de la Sierra Leone. Le jeune homme, âgé de 25 ans, se met chaque jour en position à l’intersection d’une grande artère de la capitale.
Muni d’un chiffon et d’un produit nettoyant, il guette les automobilistes qui consentent à le laisser laver les vitres de leurs voitures. Se frayant dangereusement un chemin entre celles-ci à chaque signalement du feu rouge, le jeune homme est récompensé par des miettes : entre un dinar et quelques millimes, nous confie-t-il.
Rodé à cet exercice, il se dit satisfait que des Tunisiens lui donnent de telles sommes malgré l’hostilité et l’agressivité de certains d’entre eux. Avant d’arriver en Tunisie, Ansu est passé par la Guinée, le Mali puis l’Algérie. Pour subvenir à ses besoins aussi bien en Algérie qu’en Tunisie, il s’est livré à ce gagne-pain.
« Je n’ai pas le choix. J’ai quitté mon pays parce qu’il n’y avait pas de quoi vivre », se désole-t-il. Le jeune aspire surtout à émigrer clandestinement vers l’Europe. Pour cela, il lui faut la somme de 3500 dinars, dit-il. Pour le moment, il ne dispose que de 300 dinars. Alors il s’acharne à travailler dur afin d’économiser, quitte à contourner fréquemment le « harcèlement policier ». « Les policiers m’ont sommé de décamper sous peine d’une arrestation. D’ailleurs, je remplace ici un compatriote qui a été arrêté il y a peu de temps », nous confie-t-il.
Le règne de l’informel
L’arrivée des travailleurs migrants en Tunisie ne date pas d’aujourd’hui. L’implantation de la Banque africaine de développement (BAD) à Tunis entre 2003 et 2014 et la suppression du visa d’entrée dans le territoire tunisien pour les ressortissants de nombreux pays subsahariens ont contribué à cette migration. Cette exemption de visa accordée depuis des années par le ministère des Affaires étrangères avait pour but de renforcer les échanges économiques avec ces pays.
Si la présence de cette main d’œuvre est datée, ses caractéristiques ont changé dans le sillage de l’afflux massif des migrants récemment. Les travailleurs étrangers, occupant des emplois dans le secteur formel, constituent environ 5000 personnes chaque année. 40% d’entre eux sont Européens, 31% sont issus du monde arabe, 14% sont asiatiques et 4% sont subsahariens, selon un livret informatif sur l’accès au travail des migrants en Tunisie de l’ONG Terre d’asile. La moitié d’entre eux occupent des emplois hautement qualifiés, 41% sont des professionnels du tourisme et du sport et 8% sont des ouvriers qualifiés (secteur de l’industrie) et non qualifiés (secteur des services), d’après la même source.
Cependant, ces travailleurs formels représentent une minorité de migrants travaillant en Tunisie. La majorité opère dans l’informel, principalement dans les secteurs de l’agriculture, du bâtiment, le travail domestique, les industries manufacturières dans les zones d’export, du service et du tourisme, selon les données de l’Organisation internationale du travail (OIT).
La concentration des migrants dans le secteur informel est inhérente à leur condition de séjour sur le territoire tunisien. Outre les réfugiés et les étudiants, la plupart des migrants sont arrivés en Tunisie clandestinement.
Toutefois, une autre catégorie de migrants parvient sur le territoire tunisien de manière régulière grâce à un visa d’entrée ou une exemption de visa permettant un séjour de trois mois. Mais dépourvus d’une autorisation de travail et d’une carte de séjour, ces migrants basculent dans la clandestinité. Cumulant des pénalités de 20 dinars par semaine, ils risquent une mise en détention ou d’être refoulés du territoire tunisien.
C’est le cas de Kadi, mère de famille ivoirienne. Arrivée en Tunisie de façon régulière, elle n’a pas pu trouver un travail dans le secteur formel. Sa carte de séjour ayant expiré, elle s’est retrouvée dans l’irrégularité. N’ayant pas d’autres débouchées, elle travaille désormais comme femme de ménage dans une société. Payée 600 dinars par mois, sans couverture sociale, ni autres types d’assurance, elle se dit « coincée » en Tunisie. « Je n’ai les moyens ni de revenir au pays, ni de tenter une traversée vers l’Europe », confie-t-elle.
Les conditions de travail des migrants sont propices à toutes sortes d’abus. Leur mode de recrutement « se fait par le bouche à oreille », explique Saint-Juste Boussou, membre de l’Association des Ivoiriens en Tunisie, à Nawaat. La fourchette des salaires varie entre 600 à 750 dinars par mois pour les ouvriers en usines par exemple, précise-t-il.
C’est à peu près la même rémunération pour les travaux manuels, comme pour le cas de deux apprentis peintres en bâtiment, rencontrés dans un chantier. Ils sont payés 25 dinars par jour pour une journée de travail, allant de 7h à 16h, admet leur chef de chantier Lassad, à Nawaat. Ce dernier a fait la rencontre de ses ouvriers dans le quartier. Cette main d’œuvre étrangère pallie à l’absence de celle des locaux. « Les Tunisiens ne veulent plus de ces travaux pénibles. Ils réclament également une rétribution plus élevée : environ 35 dinars », s’emporte-t-il. Pour se nourrir, ils ont droit à une baguette et un paquet de leben (lait caillé). Ces apprentis, venus du Tchad, ne se plaignent pas. Satisfaits d’avoir trouvé un emploi « pour vivre ».
Leurs salaires sont versés en espèces hebdomadairement ou chaque quinzaine. C’est le cas de la plupart des travailleurs migrants, ajoute le représentant de l’Association des Ivoiriens en Tunisie. D’après lui, la situation des travailleurs s’améliore au fil du temps. «Hormis les domestiques couchantes amenées à effectuer des heures de travail avoisinant les 12 heures, les autres bénéficient généralement de conditions de travail plus correctes », dit-il. Et de nuancer : « Il demeure toutefois qu’ils ne sont pas assurés par leur employeurs en cas d’accident de travail. Ils ne jouissent d’aucune forme de stabilité », nuance-t-il.
Cette situation est une aubaine pour les employeurs à la recherche d’une certaine flexibilité. Du côté des travailleurs migrants, elle engendre précarité et vulnérabilité. « Ce statut irrégulier a des conséquences néfastes sur les migrants à plusieurs niveaux : il empêche l’exercice d’un emploi dans des conditions formelles et décentes, y compris en matière de sécurité sociale et d’accès aux soins, il empêche le migrant d’accéder à la justice puisqu’en cas d’agression ou de litige, il craindra de se tourner vers les autorités », note Terre d’asile.
Cela constitue un terreau favorable aux abus, allant du harcèlement sexuel, spécifiquement des travailleuses domestiques subsahariennes, jusqu’à la confiscation des documents d’identité, les retards de paiement de salaires, etc., met en garde l’ONG internationale.
Saint-Juste Boussou regrette surtout que les migrants soient amenés à travailler dans des secteurs ingrats et peu qualifiés alors que certains d’entre eux ont des diplômes. « Beaucoup occupent des emplois sous-qualifiés par rapport à leur formation ». Conseiller commercial dans son pays, il travaille lui-même dans un centre d’appel « au noir ».
Manque d’encadrement
L’absence d’un cadre juridique clair concernant le travail des migrants est propice à de nombreuses violations des droits des travailleurs. La Tunisie applique le principe de préférence nationale concernant l’accès à l’emploi, même concernant le travail formel. A qualification égale, la priorité est accordée aux travailleurs tunisiens. L’accès à l’emploi formel est permis à certaines catégories d’étrangers, sous des conditions restrictives et pour une durée déterminée. Mais « une fois l’étranger titulaire d’une carte de séjour portant la mention ”autorisé à exercer un travail salarié en Tunisie“, il jouit de certains droits qui découlent de son statut de travailleur migrant », précise Terre d’asile.
La législation tunisienne ne reconnait pas non plus tous les instruments internationaux préservant les droits des travailleurs migrants. La Tunisie n’a en effet pas ratifié la Convention n°97 sur les travailleurs migrants de 1949 relatives aux conditions de travail de ces derniers.
En outre, la Tunisie n’a pas adhéré à la Convention n°143 sur les travailleurs migrants de 1975 qui prévoit, entre autres, la lutte contre l’emploi illégal et garantit des droits fondamentaux aux travailleurs irréguliers. La Tunisie n’a pas signé non plus la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille de 1990, constate le rapport de Terre d’asile.
Les restrictions à l’accès à l’emploi formel s’appliquent également aux étudiants étrangers installés en Tunisie de manière régulière. Au début de leur formation, ils sont contraints de s’engager par écrit à ne pas travailler et à quitter la Tunisie.
Ils ne peuvent y travailler que s’ils ont une carte de séjour portant la mention « autorisé à exercer un travail salarié en Tunisie ». Or, beaucoup d’entre eux ont des difficultés à l’obtenir, d’après une étude intitulée « Attentes et satisfaction des étudiants subsahariens en Tunisie », datant de 2018, de Terre d’asile et l’Observatoire national de la migration. Ils sont pourtant nombreux à avoir besoin de travailler pour compléter leur bourse ou le montant qui leur est versé par leurs parents, relève l’étude.
La législation tunisienne est répressive en matière d’emploi des étrangers. La loi de 1968 sur la condition des étrangers en Tunisie et le Code du travail prévoient des sanctions vis-à-vis des employés et employeurs fautifs. Mais celles-ci sont plus lourdes pour l’employé. Le travailleur migrant n’ayant pas un contrat, ni une autorisation de travail, est passible de peines allant d’une simple mise à pied à une peine d’emprisonnement et un refoulement du territoire. L’employeur encourt, quant à lui, des sanctions pécuniaires consistant à une amende de 12 à 30 dinars par jour et par travailleur.
Pour remédier à cette vulnérabilité, le représentant de l’Association des Ivoiriens en Tunisie recommande d’abord une clarification du statut légal des migrants en Tunisie. A cet égard, Terre d’asile recommande la syndicalisation. La liberté syndicale est garantie par la loi aux travailleurs étrangers en situation régulière, même si peu sont syndiqués, relève l’ONG. Par contre, la syndicalisation n’est pas accessible aux travailleurs migrants dans le secteur informel.
Pour ces derniers, Abdallah Echi, membre de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), confie à Nawaat, que la centrale syndicale ne dispose pas d’assez de données les concernant. « L’anarchie prévaut en la matière », assène-t-il. Et de préciser que « mêmes les premiers concernés ne sont pas assez sensibilisés sur leurs droits ». Pour remédier à ces lacunes, l’UGTT a mis en place le concept « Espace migrants » dans différentes régions de la Tunisie pour informer, orienter et accompagner juridiquement les migrants réguliers et irréguliers en cas d’abus.
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