Un tote bag créé par le collectif d’illustrateurs tunisiens Glibett a récemment soulevé un tollé. Et pour cause, il arbore le dessin d’un serveur noir portant un plat avec la mention « kafteji el wisfen ». Vendu dans la boutique de la galerie Central Tunis en marge de l’exposition « Tunis Centre-Ville XPatrimoini », il fait référence au célèbre restaurant situé au centre-ville et appartenant à des Tunisiens à la peau noire.

Indignation & excuses

« Bien que personne ne soit choqué par cette illustration affichée, durant deux mois dans vos lieux d’exposition, ce choix discutable a marqué notre congénère noire qui a immortalisé une photo et l’a postée sur les réseaux sociaux avec un texte témoignant sa révolte contre cet acte méprisant. Nous associons notre voix à la sienne pour dénoncer ce fait », s’est indigné le Collectif Voix Des Femmes Tunisiennes Noires. « Nous, Collectif de Voix des Femmes Tunisiennes Noires, vous invitons à présenter vos excuses l’ensemble des Tunisiens Noirs très vexé.e.s par les conséquences de votre acte insouciant, hostile et raciste par excellence », est-il écrit dans une lettre ouverte adressée aux organisateurs de l’exposition.

Suite à la polémique, l’association «Edifices & Mémoires», co-organisatrice de l’exposition avec Central Tunis et le Goethe Institut Tunis, a exprimé des excuses via un post sur Facebook. « Il n y a jamais eu d’intention d’offense ni d’injure à une quelconque communauté ni personnes, notre association est l’amie et la défenseuse de toutes les causes et ne cautionne en aucun cas la ségrégation. Si l’association et ses membres ont mal jugé le caractère offensant de ces œuvres, nous souhaitons nous excuser auprès des personnes offensées. De par son engagement pour la protection du patrimoine, notre association a toujours plaidé la cause de la diversité et en aucun cas celle de la discrimination », explique «Edifices & Mémoires».

Contactée par Nawaat, la fondatrice de Central Tunis, Emna Ben Yedder a fait part de sa « surprise » quant à la levée de boucliers enclenchée par ce tote bag. « L’usage de la terminologie de wisfen ne vise pas à dénigrer les propriétaires du restaurant. D’autant plus qu’eux-mêmes acceptent cette désignation et que le but était de leur faire de la pub ». Et de s’offusquer contre les accusations de racisme : « C’est diffamatoire à notre encontre », se désole-t-elle.

Lexique raciste intériorisé par les Tunisiens

En Tunisie, il est encore trop courant de qualifier un Noir de d’oussif (serviteur). L’usage de ces termes péjoratifs imprègne le dialecte tunisien. Même les personnes concernées ont intériorisé cette terminologie, explique le sociologue Abdessatar Sahbani à Nawaat. «Un Noir quand tu lui dis qu’il est un oussif, il est désarmé. Il a lui-même intériorisé ce lexique puisque cela fait des siècles qu’on le désigne ainsi », précise-t-il. Et d’ajouter : « Ceux qui utilisent ce mot avancent qu’ils le font de bonne foi dans le but de rigoler ou de cajoler le concerné mais ça reste au fond des propos racistes ».  Même son de cloche du côté de Saadia Mosbah, militante antiraciste et fondatrice de l’association Mnemty. «L’usage du mot oussif est culturel. Les propriétaires du restaurant semblent eux-mêmes l’accepter. Cela dit, exhiber un tel lexique dans une exposition et le banaliser, c’est osé et honteux », s’indigne-t-elle.

Pour Sahbani, au-delà du dialecte tunisien, l’héritage culturel du pays est jonché de connotations racistes. Il cite dans ce sens les poèmes d’Al-Mutanabbī ou encore le roman « Barg ellil » de Béchir Khraïef. « Le racisme en Tunisie n’est pas d’ordre légal. Il est ancré dans notre culture et alimenté par le fait social. Pour nous, un kahlouche ne peut être qu’un chanteur populaire, un cuisinier, un serveur, jouant du tambour, un Boussaadia et il est bien charmant avec son folklore. Pas plus », assène Sahbani. D’après lui, il n’y a pas de volonté réelle de vivre ensemble. « Même en arguant ne pas être raciste, on n’accepte pas de se mélanger vraiment aux personnes de couleur », dit-il. La non-représentativité des noirs au niveau des hauts postes de l’Etat et l’absence de la question des noirs en Tunisie dans les programmes électoraux en sont les conséquences.

Le déni prévaut

Pour Sahbani, « la marginalisation de la question des noirs en Tunisie ne date pas d’aujourd’hui. Elle remonte à l’indépendance. Aujourd’hui comme autrefois, on considère les Noirs comme une minorité en Tunisie. Alors qu’il suffit de parcourir la Tunisie pour constater qu’ils sont loin de l’être ». Ce refus de voir la réalité de la composante noire de la société est dû, d’après lui, à l’inexistence d’un débat sur l’histoire de la présence des Noirs dans le pays et la question esclavagiste. Saadia Mosbah abonde dans ce sens : « Il n’y a eu jamais une réflexion sur la traite des Noirs dans les pays d’Afrique du nord. Ce refus de fouiller dans l’histoire s’explique par le fait que cette traite a été pratiquée par des arabo-musulmans ».

Plaidant pour une lecture de cette histoire à l’aune des évolutions en cours, la militante antiraciste n’appelle pas à effacer cette part guère reluisante de notre histoire, au contraire. « A titre d’exemple, je ne souhaite pas enlever la plaque de rue où il est marqué « La rue des nègres » mais de la barrer et de mettre un nouveau nom en dessous. Le but étant de montrer que la société évolue et qu’elle s’est dépouillée du racisme ». Pour le sociologue, il faut un débat courageux sur l’usage de cet héritage raciste : « Pour certains, on doit garder les poèmes d’Al-Mutanabbi ou les écrits d’Ibn Khaldoun sur les Noirs pour se remémorer qu’il y a eu des personnes ayant souffert du racisme dans leur chair. Pour souligner que la société veut rompre avec ces pratiques ».

Crédit photo : Sami Mlouhi – CC 4.0

Parmi les esquisses de solutions, le sociologue comme la militante antiraciste plaident pour une sensibilisation autour de cette question à travers l’éducation et dès l’enseignement primaire. En attendant, les mots issus du fond de notre histoire continuent de faire surgir à fleur de peau de bien sombres images.