A l’heure de l’accès facile à internet, la sexualité est étalée sur le web et démocratisée. Alors que le sexe est inhibé dans la famille ou l’école, les jeunes se prennent en main et façonnent leur éducation sexuelle à travers la pornographie. Quatre plateformes porno figurent parmi les 50 sites les plus visités par les Tunisiens, selon le classement Alexa. Or une consommation non avertie des images pornographiques risque de forger chez certains une image biaisée de la sexualité avec son lot de problèmes d’ordre physique et psychologique.

Le porno façonne l’éducation sexuelle

Brimée et bridée, la sexualité des adolescents se vit en cachette. Selon une enquête récente sur la connaissance, les attitudes et la pratique des jeunes en matière de sexualité et de santé sexuelle et reproductive, menée par le Groupe Tawhida Ben Cheikh pour la recherche et l’action sur la santé des femmes, l’expérience sexuelle des jeunes tunisiens débute à 15 ans. L’enquête a concerné 1064 jeunes entre 15 et 24 ans originaires des quartiers de cité Ettadhamen, Douar Hicher, Radès, Ennasser et El Menzah. A la question : « Avez-vous déjà eu des relations sexuelles », 63% des garçons et 21% des filles ont répondu positivement. Interrogés sur les sources d’information sur la sexualité, 50,7% des garçons et 41,5% disent avoir recours à internet.

La pornographie est exhibée sur internet et les jeunes, exposés dès leur plus jeune âge aux écrans, peuvent en consommer intentionnellement ou accidentellement. Ahmed, 26 ans, a découvert la sexualité à travers le porno «Dès 13 ans, j’ai commencé à regarder des films porno et pendant des années c’est une consommation quasi quotidienne », nous confie-t-il. L’initiation à la sexualité passait chez certains par les films porno diffusés à la télé puis sur le web. Pour Sana, 34 ans, pendant des années, la pornographie, vue à la télé puis sur le net, constituait sa seule référence pour appréhender la sexualité. «Au collège, le cours de sciences naturelles se limitait à la reproduction. On n’y parlait pas de sexualité. Encore moins dans la famille. On est une génération qui a appris le sexe à travers le porno », lance-t-elle. L’éducation sexuelle, uniquement fabriquée de visuel pornographique,  a des répercussions négatives sur la construction de la sexualité chez les jeunes. Pendant longtemps, Amine, 30 ans, s’est comparé aux acteurs porno. A l’adolescence, il ne faisait pas la différence entre la sexualité réelle et celle vue dans le porno. « Pour moi, le corps parfait c’était le corps musclé des acteurs porno. Je me comparais à eux concernant la taille du pénis ou la durée du rapport sexuel. Même mes partenaires devraient ressembler physiquement à ces acteurs sinon j’étais insatisfait. C’est devenu pour moi une fixation», confie-t-il.

D’après Olfa Dakhlaoui, psychiatre, sexologue et psychothérapeute,

les jeunes exposés à la pornographie ont une image génitale et irréaliste de la sexualité. Ils pensent que ces comportements sont la norme, se montrent prêts à tout essayer, ou prétendent l’être. Ils peuvent adopter des comportements déviants ou compulsifs, ainsi que des comportements sexuels non sécurisés». Elle pointe du doigt «les faux messages, non représentatifs de la réalité de la sexualité qui mettent à mal la sexualité des jeunes qui sont en quête de modèles identificatoires.

Les répercussions négatives du porno diffèrent selon les sexes, ajoute la spécialiste. Pour les garçons, « ils ont l’impression de ne pas savoir comment se comporter avec les filles, ne se sentent pas à la hauteur, pensent qu’ils doivent susciter autant de plaisir et d’enthousiasme que dans le porno ». Ils sont également susceptibles d’avoir une image stéréotypée de la sexualité concernant la fréquence des relations sexuelles ou encore le nombre de partenaires.

Les troubles comportementaux et affectifs peuvent également être observés chez les filles. L’obsession par rapport au corps engendrée par la comparaison avec les actrices porno est soulignée par la sexologue. «Les filles croient devoir se conformer à ce qu’elle voit dans la pornographie pour garder leur partenaire et se demandent comment attirer l’attention des garçons et les retenir. Beaucoup développent une forme de dépendance affective», ajoute-t-elle.

Longtemps revendiquée par la société civile pour prévenir les abus et les comportements sexuels à risque, l’introduction de l’éducation sexuelle dans l’enseignement primaire et secondaire est en gestation. En attendant, les jeunes sont livrés à eux-mêmes. « Tout doit passer par l’information et l’éducation sexuelle. Ainsi le rôle des parents, éducateurs et enseignants est capital pour transmettre l’information juste.  L’intervention peut se faire également à l’occasion de la découverte de la consommation de la pornographie par l’adolescent. Les parents peuvent saisir ce moment pour discuter avec leurs enfants, explorer leurs fausses croyances et les corriger à travers une information juste, claire et authentique », plaide la sexologue. Et d’ajouter : « l’accent doit être mis sur les éléments d’une sexualité saine, basée sur le respect, la protection, l’égalité, le partage, l’écoute, le plaisir et l’affection ».

L’influence de l’éducation sexuelle à l’âge adulte         

A l’âge adulte, certains arrivent à se défaire de l’image erronée de la sexualité véhiculée par le porno. « Avec le temps et à travers mes expériences, j’ai réalisé que le porno n’est ni réel, ni réalisable », renchérit Ahmed. Pour d’autres, le porno a permis de désinhiber leurs désirs inavoués. « La pornographie, ça décoince par rapport à un environnement social et religieux verrouillant les corps et stigmatisant les pulsions. En regardant des acteurs en train de forniquer sans restrictions, on brise le tabou autour de la sexualité », avance Sawsen, 35 ans. La jeune femme nuance toutefois l’apport positif du porno : « Le porno ne reflète pas forcément mes envies réelles, ni mes limites en matière de sexualité ». Elle évoque certains partenaires qui, sous le prisme du porno, ont tendance à calquer ce qu’ils voient dans la réalité. « Certains se focalisent sur leur performance et réduisent la sexualité dans cette quête de la performance. Ils omettent que la sexualité est un moment de partage qui se savoure chacun selon son rythme », déplore-t-elle.

Un visionnage fréquent du porno pourrait dévier également vers l’addiction et à même tuer le désir d’avoir des relations sexuelles dites « normales », met en garde la sexologue. C’est le cas de Hatem, 34 ans. Regardant régulièrement le porno depuis l’âge de 12 ans, il présente désormais des troubles érectiles : « Je n’arrive plus à avoir l’érection souhaitée qu’en matant le porno », se désole-t-il.

Dr Dakhlaoui met en garde contre la conduite addictive qui engendre l’isolement du concerné « qui sera à la recherche de scénarii sexuels de plus en plus excitants » à cause de l’accoutumance. « Il s’agit d’un trouble psychiatrique à l’origine de souffrance psychologique et qui nécessite une prise en charge spécifique », note-t-elle.

L’emprise du porno conjuguée au manque de communication pousse certains à bousculer leur partenaire. « J’ai eu un partenaire qui m’a craché dessus et m’a giflé. Ça m’a surpris. Il m’a dit ensuite que c’était un fantasme nourri par le porno », se lamente Ines, 34 ans. D’après la sexologue, « le porno déséquilibre des rapports de pouvoir entre les acteurs, (homme /femme dans les relations hétérosexuelles) où les hommes dominants utilisent les femmes comme des objets sexuels sans tenir compte de leur désir ni de leur avis. Il n’y a pas de place à l’échange ni au partage. Les femmes doivent être soumises et réagir positivement à toutes les stimulations masculines ». Pour contrer cette tendance, un porno féministe a vu le jour. Sa visée est de recentrer le porno sur le désir féminin mais il est peu présent les sites mainstream.

L’appréciation du porno est inhérente aux représentations culturelles de la féminité et de la masculinité. Certaines pratiques sexuelles plébiscitées par le porno ne sont pas ainsi assumées par tous. C’est ce que raconte Rania, 39 ans, mariée : « J’ai connu certains partenaires pour qui une femme comme moi qui regarde le porno ou une femme qui fait une fellation par exemple, ne peut être qu’une pute », fustige-t-elle. La répréhension culturelle de certaines pratiques rend leur acceptation difficile notamment par certaines femmes. Riadh, 40 ans, marié, regrette que sa femme soit réticente vis-à-vis de certaines positions ou pratiques. «Ça me frustre mais pour elle, le porno c’est sale et vulgaire ». Pour assouvir ses fantasmes, il admet qu’il noue des relations extraconjugales.

Pour Dr Olfa Dakhlaoui, la pornographie peut être un stimulant du désir sexuel si l’adulte a une éducation saine en la matière, basée sur le partage. En revanche, si le porno constitue l’unique référent en matière de sexualité, il entraine « des effets négatifs transmettant des images, des attitudes, des attentes inadaptés à la réalité. Il peut être source de comparaison, d’anxiété, de troubles sexuels secondaires et même de problèmes relationnels ».