Il serait erroné de notre part de penser la grève de la faim, entamée le 18 octobre 2005 par huit personnalités tunisiennes de la société civile et des partis politiques, comme une grève de la faim « ordinaire ».

Contrairement, à la majorité des grèves de la faim qu’a connues ces dernières années la Tunisie, qu’elles soient des grèves de la faim suivies par des personnalités de la société civile, telles que Taoufik Ben Brik ou Radhia Nasraoui pour des exigences « personnelles », ou des grèves de la faim encourues par les prisonniers politiques pour dénoncer les conditions de leur emprisonnement dans les geôles tunisiennes, la grève de la faim entamée le 18 octobre est par son essence une action politique. Par la nature des revendications qu’elle porte ; la liberté d’expression, la liberté d’association et la libération des prisonniers politique, et la diversité idéologique de ses protagonistes ; cette grève de la faim a projeté l’opposition tunisienne dans l’action politique en opposition avec le schéma défensive auquel elle nous a plus habitué.

Comme toute action politique, qui a un début et une fin, cette dernière grève de la faim ne peut déroger à cette règle. Il est évident que le choix de la date du début de la grève de la faim n’est pas un pur hasard, mais il répond plus à une situation très particulière que connaît la Tunisie.

Alors que la majorité des observateurs et des opposants tunisiens s’attendaient à ce que le régime tunisien fasse des gestes d’ouvertures envers la société civile, celui-ci s’est contenté de poursuivre une politique de fermeté à laquelle il nous a plus habituée. Après la vague de répression qu’a touché les internautes de Zarzis, de Bizerte, de l’Ariana et l’emprisonnement de Maître Mohamed Abbou à plus de trois ans ferme, le régime tunisien s’est engagé dans une phase d’étouffement par la paralysie des différentes institutions de la société civile et de la magistrature, qui échappaient encore à son contrôle.

En effet, le régime tunisien a voulu neutraliser les institutions de la société civile pour qu’elle ne puisse pas penser à des actions contestataires à l’approche du Sommet mondial sur la société de l’information. C’est dans cette optique, qu’il faut comprendre le putsch entrepris contre le bureau de l’association des magistrats tunisiens et l’annulation par décision judiciaire de la tenue du congrès de la LTDH, même si le bureau exécutif de cette dernière n’est pas tout blanc dans cette affaire.

Aussi, la situation de privation d’exercice et de reconnaissance légale dans laquelle se trouve la majorité de la société civile tunisienne et des partis politiques de l’opposition, s’est rapidement empirée ces derniers temps pour devenir carrément insoutenable.

Enfin, le fait que la Tunisie abrite le SMSI constitue pour l’opposition tunisienne une occasion à saisir afin d’attirer l’attention de l’opinion nationale et internationale sur la réalité tunisienne et la nature politique du régime tunisien.

Ainsi, c’est afin d’apporter une réponse politique à cette situation objective que connaît la Tunisien que huit personnalités de la société civile indépendante et des partis politiques de l’opposition tunisienne ont décidé d’entrer en grève de la faim pour exiger du régime tunisien la liberté d’expression, la liberté d’association et la libération de prisonniers politiques. Est-ce que la grève de la faim était la seule action possible ? Y avait-il d’autres types d’actions susceptibles de mobiliser pour un mois l’opposition à l’intérieur et à l’extérieur du pays ? Y avait-il d’autres moyens pacifiques pour attirer l’attention des médias internationaux sur la situation de la Tunisie à partir de la Tunisie ? Chacun de nous peut y aller de sa réponse, mais reste que les protagonistes de cette grève ont jugé que seulement une grève de la faim pour répondre à toutes ces questions.

Il est clair aujourd’hui, que la grève de la faim du 18 octobre, rend les futures grèves de la faim « personnelles » ou de dénonciation des conditions d’incarcérations très difficiles à médiatiser pour le simple fait que les médias veulent toujours plus et toujours plus grand. Toutefois, je pense que cette grève de la faim, si elle a condamné définitivement les grèves de la faim « ordinaires », a ouvert l’ère des grèves de la faim politique.

Les seules grèves de la faim susceptibles d’attirer dans le futur l’attention de l’opinion nationale et surtout internationale seront celles porteuses de revendications réellement politiques et dont les protagonistes seront encore plus nombreux et de divers courants idéologiques de la société civile et des partis politiques.

Il est évident que les demandes des grévistes de la faim ; la liberté d’association, la liberté de presse et des médias et la libération des prisonniers politiques ; n’auraient jamais pu être exhaussées par le régime tunisien sans que ne celui-ci perde de sa nature liberticide, et de ceci les grévistes eux-mêmes en sont très conscients. Le principal objectif de cette action politique était d’attirer l’attention de l’opinion internationale sur les contradictions flagrantes entre les principes du Sommet mondial sur la société de l’information et les pratiques du régime de Ben Ali en matière de liberté, essentiellement la liberté d’expression sous ses différentes formes.

C’est uniquement par rapport à cet objectif, et au delà de la dynamique de soutien qu’a suscitée cette grève, qu’on peut juger de la réussite ou de l’échec de la grève de la faim politique du 18 octobre 2005 et nous pouvons dire qu’elle fut un grand succès. C’est du fait de la mobilisation et la médiatisation qu’a suscités la grève de la faim que les chefs d’états et des gouvernements européens n’étaient pas présents au SMSI, c’est pour les mêmes raisons que Condoleezza Rice a annulé sa participation au SMSI alors qu’elle était prévue d’y être. C’est aussi, pour les mêmes raisons que Samuel Schmid a appelé publiquement, dans l’enceinte même du SMSI en la présence de Ben Ali, le régime tunisien à plus de liberté. C’est aussi pour les mêmes raisons que le département d’état américain a déclaré qu’il est déçu par l’attitude du régime tunisien. Toujours, c’est pour les mêmes raisons que Silvio Berlusconi l’ami de Ben Ali et l’homme de main des américains a fait un voyage éclair en Tunisie juste quelques jours après la clôture du Sommet alors que ce voyage n’était pas prévu. C’est aussi pour les mêmes raisons que Ben Ali a désigné une mission pour établir un contact avec l’opposition pour réduire de la pression qu’il subit de la part des chancelleries occidentales. Enfin, c’est pour ces mêmes raisons qu’ils existent des tensions diplomatiques palpables entre le régime tunisien et la communauté européenne.

Le plus difficile lorsqu’on décide de débuter une grève de la faim c’est de fixer la date de son arrêt puisqu’il ne peut exister de grèves de la faim illimitées. La grève de la faim entamée, le 18 octobre 2005, par huit personnalités de la société civile et des partis politiques de l’opposition tunisienne ne peut déroger à cette règle.

Le principal objectif des grévistes de la faim était celui d’attirer l’attention de l’opinion nationale et internationale sur la vraie nature du régime tunisien qui est en contradiction totale avec les principes mêmes du Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI). Cet objectif a été totalement atteint avant même la tenue du SMSI, qui s’est tenu à Tunis du 16 au 18 novembre 2005. Ainsi, il aurait été plus judicieux d’arrêter la grève de la faim le mardi 15 novembre, la veille du SMSI, que de la poursuivre en confirmant de la sorte les allégations du régime tunisien. Surtout lorsqu’on sait que la date d’arrêt qu’avaient prévue les grévistes avant d’entamer leur grève était bien celle du 15 novembre 2005.

Arrêter ainsi la grève de la faim à la veille du SMSI, c’est couper l’herbe sous les pieds de la rhétorique du régime tunisien. C’est montrer aussi que les grévistes de la faim ne sont pas « ce groupe d’extrémiste qui veut nuire à l’image de la Tunisie » et que l’opposition avait atteint un certain degré de maturité et de crédibilité lui permettant d’exiger l’alternance au pouvoir. Il est encore regrettable aujourd’hui qu’une certaine opposition tunisienne confonde, encore, dans ses critiques le régime de Ben Ali avec la Tunisie. Qu’un pays comme la Tunisie abrite un Sommet mondial doit être une fierté pour chaque tunisien, c’est ce qu’a ressenti en général le tunisien lambda ou le tunisien d’en bas, parce qu’enfin de compte ce que l’histoire et l’opinion international retiendront ce qu’un sommet onusien a eu lieu en Tunisie. La Tunisie n’est pas le régime tunisien et ce n’est pas le régime tunisien qui a abrité le SMSI mais c’est plutôt la Tunisie.

Il est certain aujourd’hui, que la grève de la faim a crée, que se soit à l’intérieur ou à l’extérieur du pays, une dynamique de soutien sans précédent ces dernières années. Mais surtout elle a ouvert un nouveau chapitre de l’histoire de l’opposition tunisienne dans lequel elle se trouve être une excellente introduction. Est-ce que la suite sera à la hauteur de cette grève de la faim, je ne mettrais pas ma main à couper ! Toutefois tachons tous ensemble, loin des petits calculs politiciens et personnels, que la chapitre et le livre de cette nouvelle ère soit aussi excellent que l’introduction en oeuvrant pour la réalisations des exigences exprimées dans l’appel du 18 octobre, à savoir la liberté d’expression, la liberté d’association et la libération des prisonniers politiques.