À l’heure du relooking, la tentation est toujours grande de jouer au portrait de groupe. C’est une parade qui fait comprendre que l’art aussi peut plaider en appel. L’exposition Ifriqiyettes règle la mire sur des photographies coloniales de femmes maghrébines, réalisées par les Geiser, Besancenot, Lehnert et Landrock, etc., mais revues par Alia Derouiche Cherif sous un jour vintage. A la levée des rideaux, c’est une quarantaine de portraits qu’on découvre. Difficile de faire plus large. Si l’ensemble entend magnifier en « icônes intemporelles » des femmes du peuple « aux prénoms si chantants », comme le signifie Elsa Despiney dans son texte de présentation de l’exposition, ce n’est pas tout à fait ce que l’on retient de la visite. Du corpus choisi, l’artiste réchauffe une matière iconographique sous les guises d’une revanche esthétique. Comme si, en cédant à son désir de voir, le regard consentait à une jouissance qui en ferait oublier la violence.
Dans ce long bouquet d’Ifriqiyettes, on retrouve aussi bien des visages de profil que de corps plus ou moins dévêtus, à la peau dorée et aux regards qui n’ignorent pas la présence du photographe. La sympathie de l’artiste va à ces femmes que le flash lumineux a déjà fait virer au spleen. La métaphore a raison de dire que dans le portrait, le désir du corps de l’autre vient en quelque façon se jouer. Entre les deux, Alia Derouiche Cherif entend jeter quelques passerelles en faisant revivre les doubles de ces maghrébines à l’air orphelin, voilées ou à la chevelure enrubannée, pour autant qu’elles puissent se délasser et ramener les bras sur le corps. Au vu de ces photos du fait colonial, qui ne s’embarrassaient pas clichés après clichés de prolonger aux yeux des métropolitains la conquête et ses fantasmagories allogènes, le télescopage opéré par l’artiste se dispense d’une main de la liberté qu’il a cru reprendre de l’autre. Le regard d’Alia Derouiche Cherif entérine ce régime de représentation photographique en situation coloniale qui entretient l’image de la femme « indigène » comme objet d’érotisme et non comme être de parole. Sans grande surprise, Ifriqiyettes ne leur arrache pas la moindre plainte.
Il n’y a qu’à tendre l’œil pour capter ce qui relève ici d’une science des accommodements. Il y a chez Alia Derouiche Cherif une peintre au style néo-classique qui pratique la réminiscence, et une décoratrice aux doigts d’or qui s’enchante de l’Art Nouveau. Si l’une a le goût du papier canson sur lequel elle imprime son cliché, l’autre a surtout celui de rendre en camaïeux de bleu et de brun les variations de gris et de bistre pour fournir de ces femmes une image gentiment flattée. Si elle sait comment adoucir leurs yeux à fleur de tête, l’artiste ne déguise pas plus celles qui ont de la physionomie que celles qui n’en ont pas. Sur les silhouettes, elle actualise parfois les tatouages mais fait aussi relâcher certains corsages et ressortir la richesse des accessoires. Ce geste décrassant l’œil comme un soin palliatif, rehausse surtout d’un éclat aux feuilles d’or les motifs calligraphiques ou les arabesques qui tapissent le fond avec Le Baiser de Klimt ou La Vénus de Botticelli. Mais magnifier ces indigènes en changeant de décor et en réinventant leur galerie de prénoms, ne serait-ce pas là un geste qui s’accommode du confort des casiers ?
N’en doutons pas : à cette question, l’esthétisme d’Ifriqiyettes oppose un silence poli. Qu’importe alors le contexte du fait colonial lui-même et dont les portraits ici exposés opèrent en sous-main comme une reproduction euphémisante de la violence de la prise de vue photographique : on passe des images d’odalisques et des cartes postales orientalistes, à une reproduction complaisante qui nourrit les habitus d’un exotisme jamais repenti devant les féeries d’un Orient phantasmé. Embellir un imaginaire colonial, déjà serti de connotation colonialiste, c’est cela qu’on retient en effet des portraits redorés d’Ifriqiyettes. C’est une peinture qui rend service en réclamant un œil de vacancier. Comme si elle aimantait, dans son miroir aux alouettes, une sensibilité anonyme qui s’aveugle sur les ressorts de ce qui est donné à voir.
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